samedi 26 juin 2010

L'espace et le temps (appel)

Philosophia Scientiae lance un appel à contributions

pour un numéro spécial sur le thème :

L'espace et le temps. Approches en philosophie, mathématiques et physique

Cahier thématique de Philosophia Scientiae 15/3 (automne 2011)

Editeurs invités : Christophe Bouriau, Catherine Dufour, Philippe Lombard

Date limite de soumission : 1er décembre 2010


Les concepts d'espace et de temps ont beaucoup évolué à la fois au gré des différentes théories physiques et mathématiques et au gré de la pensée philosophique. L'espace et le temps absolus de Newton, encore proches de l'intuition, trouvent une justification dans la construction transcendantale de Kant. La thermodynamique, et en particulier le second principe, semble apporter une solution au problème de la direction du temps, auquel la mécanique ne répond pas. L'irruption des géométries non-euclidiennes puis le développement de l'algèbre linéaire conduisent à une redéfinition du concept d'espace en mathématiques, indépendante de l'intuition. En physique, la relativité restreinte puis générale rendent obsolète l'espace-temps newtonien. Depuis Poincaré, les physiciens se sont attachés à construire espace et temps à partir des propriétés de groupes de transformations. La difficulté à construire une théorie quantique de la gravitation laisse à penser que ces concepts d'espace et temps ne sont pas aboutis. En théorie des boucles quantiques par exemple, espace et temps émergent naturellement de la théorie.

L'objectif du numéro est de réunir des contributeurs qui examineront certaines de ces conceptions modernes ou anciennes de l'espace et/ou du temps. Quels liens existent-ils entre les concepts de l'espace et du temps développés par les mathématiciens, les physiciens et les philosophes ? Faut-il et peut-on résoudre la question de la nature de l'espace et du temps ?

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Philosophia Scientiæ est une revue scientifique à comité de lecture qui publie des travaux en épistémologie, en histoire et en philosophie des sciences. Elle accueille notamment des études traitant des mathématiques, de la physique et de la logique, mais elle est ouverte aux travaux portant sur les autres disciplines scientifiques.
Elle est publiée aux éditions Kimé (Paris).

Les manuscrits des articles individuels, écrits en français, en allemand ou en anglais, doivent contenir un résumé en français et en anglais de 10 à 20 lignes, et être préparés pour une évaluation anonyme.

Pour toute information supplémentaire (anciens numéros, consignes aux auteurs, résumés), merci de consulter le site de la revue : http://poincare.univ-nancy2.fr/PhilosophiaScientiae/Accueil/.

Le comité de rédaction (philosophiascientiae[at]univ-nancy2.fr)

mardi 8 juin 2010

Épistémologie relationnelle de la physique quantique

Kant, nouveau sage tibétain de la physique quantique ?

par Hicham-Stéphane Afeissa

Sur le livre de Bitbol, M. (2010), De l'intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations. Paris : Flammarion.


Philosophie et physique quantique. L’intitulé, à lui tout seul, risque d’en effrayer plus d’un et d’en étonner de nombreux autres qui ne verront pas bien, de prime abord, ce que la philosophie peut apporter à une entreprise scientifique dont Richard Feynman disait, en badinant, que personne n’y comprend rien, pas même lui !

Et pourtant, il y a non seulement beaucoup à dire sur ce sujet, mais il y a même matière à écrire un grand livre de philosophie, comme vient tout juste de le démontrer Michel Bitbol, qui s’est distingué en France depuis de nombreuses années par ses remarquables travaux de vulgarisation et de recherche sur la philosophie de la physique quantique.

Physique quantique et principe d’indétermination

Il y a fort à parier que le lecteur un peu averti de ce dont il retourne en physique quantique s’empressera de citer le célèbre "principe d’indétermination" de Werner Heisenberg, ce qui ne constitue pas, après tout, un mauvais point de départ pour parler de ces choses-là. Ce principe énonce, en substance, qu’il est impossible de connaître simultanément la position d’une particule atomique et sa quantité de mouvement. Plus une mesure de position est précise, plus elle modifie de manière imprévisible la quantité de mouvement et par suite la vitesse du corpuscule. La trajectoire de la particule étudiée reste ainsi inconnue. Position et vitesse sont des grandeurs incomposables.

La première interprétation de ce fait consisterait à dire que l’indétermination des valeurs d’un couple de variables résulte de ceci que leur mesure requiert deux dispositifs expérimentaux incompatibles. Le problème porterait alors sur l’appareillage qui serait incapable d’écarter l’écueil de la perturbation des phénomènes observés par les moyens d’investigation. La physique quantique donnerait des moyens de prédiction, à condition d’ordonner toutes les prédictions pouvant être faites à des conditions expérimentales données. Ce qui serait perdu, c’est la possibilité de prédire avec certitude la valeur des deux variables conjuguées pour un système. Mais même dans le cas de la prédiction de l’une seule des deux variables, la prédiction resterait conditionnelle (suspendue à l’utilisation d’un certain appareillage).

Les relations d’incertitude de Heisenberg n’interdiraient pas par elles-mêmes que l’on puisse fournir simultanément des valeurs des deux variables conjuguées, mais elles indiqueraient plutôt que les valeurs fournies n’ont qu’une valeur prédictive mutuellement limitée : une mesure perdrait en imprécision ce que l’autre gagnerait en précision. Les mouvements des corpuscules continueraient d’obéir aux lois de la mécanique classique – une impossibilité matérielle nous empêchant seulement de déterminer les conditions initiales, ayant pour conséquence d’interdire toute prédiction. Il y aurait donc en réalité déterminisme (de droit), et seulement indéterminisme apparent dû à la faiblesse de nos procédés de mesure.

La révolution épistémologique de la physique quantique

Tout l’intérêt de la réflexion des principaux acteurs de la physique quantique consiste précisément dans les efforts répétés visant à dépasser cette première interprétation, pour jeter les bases d’une théorie de la connaissance adéquate à cette nouvelle physique.

Quantité de mouvement et position ne sont pas des grandeurs incomposables en fait (faute de savoir les mesurer simultanément), elles sont incomposables en droit, parce qu’à chacune de ces mesures se trouvent associées des fonctions d’onde qui ont des propriétés incompatibles les unes avec les autres. Comme il est d’usage de le dire, il n’y a pas de "paramètre caché", tel que, si sa valeur était connue, il y aurait déterminisme. Les phénomènes d’aspect corpusculaire et les phénomènes d’aspect ondulatoire s’excluent mutuellement : une théorie ondulatoire classique permettra de prouver qu’il n’y a pas de phénomènes corpusculaires ; une théorie ponctuelle prouvera qu’il n’y a pas de phénomènes ondulatoires.

Les implications d’une telle interprétation des résultats expérimentaux sont considérables, à commencer par "l’éclatement complet du cadre conceptuel dualiste" dans lequel se situe clairement la première interprétation du principe d’indétermination : "Au lieu d’une relation causale transcendante entre une entité microscopique et une instrumentation, ce qui se trouve désormais mis en jeu est une relation de codépendance entre classes d’occurrences immanentes. (…) Les phénomènes dépendent pour leur manifestation, les vecteurs d’état dépendent pour leur validité prédictive, d’un réseau d’actes expérimentaux. Au lieu d’en rester à une impasse à propos de la connexion transitive de l’interaction, on développe les possibilités qu’offre la connexion corrélative de la contextualité.".

Toute une épistémologie relationnelle demande par conséquent à être élaborée pour permettre de comprendre à la fois les relations des sujets avec les objets, et les relations qui prévalent entre les objets – tâche à laquelle se consacre Michel Bitbol en réservant la première partie à l’examen du première genre de relations, et la seconde à la discussion du second genre de relations.

Naturalisation de la connaissance et épistémologie transcendantale

Mais pourquoi doit-on poser deux genres distincts de relations ? N’est-il pas tentant de fondre ces genres de relations en une seule famille, en considérant que la relation entre sujets et objets est un cas particulier des relations entre objets (selon une stratégie de naturalisation de la connaissance et d’objectivation du sujet) ; ou en considérant que la focalisation des sciences sur les relations entre objets n’est que la conséquence du caractère relationnel de la connaissance (selon la stratégie de l’épistémologie transcendantale) : le sujet n’étant confronté qu’à des phénomènes, il n’a rien à dire sur ce que sont les choses en elles-mêmes, mais seulement sur les relations réglées qu’il aperçoit entre elles grâce à la relation qu’il entretient avec elles ?

La réfutation de ces deux stratégies épistémologiques occupe le cœur de l’ouvrage de Michel Bitbol et détermine son orientation générale. Selon lui, la conception naturalisée des relations comporte un risque d’autodestruction : si le sujet objectivé est immergé dans la toile relationnelle du monde, il ne peut espérer s’en détacher suffisamment pour en offrir une représentation fiable : "Par suite, la représentation relationnelle du monde n’est pas plus fiable qu’une autre, et tombe sous le coup de sa propre critique.".

Quant à l’épistémologie transcendantale, elle porte en elle le germe de son propre affaiblissement : si le sujet n’a accès aux choses que par la façon dont ses relations avec elles l’affectent, l’information dont il dispose se réduit à une combinaison inextricable de sa contribution et de celles des choses : "En quoi peut-on alors dire qu’il a acquis un savoir à propos des choses (y compris à propos de leurs relations mutuelles) s’il ne peut pas extraire, dans l’information mêlée qui lui est accessible, ce qui lui revient en propre ?".

De là l’idée de la troisième partie du livre de Michel Bitbol entièrement consacrée à mettre au jour un mode inédit de coopération pour les deux approches à première vue antinomiques que sont la réflexivité transcendantale et la démarche de naturalisation, où il s’agit de coupler la clause critique de relativité des connaissances avec la représentation scientifique des réseaux de relations entre phénomènes observables.

Kant, Nagarjuna, Protagoras et les sceptiques

Tel est, à grands traits, le projet que poursuit Michel Bitbol dans cet ouvrage ambitieux qui vise rien de moins qu’à élaborer une nouvelle théorie de la connaissance à la lumière de la philosophie de physique quantique.

La mise en œuvre de ce projet, examinée dans son détail, fournit un autre motif d’admiration au lecteur. Michel Bitbol se révèle être un guide très sûr dans le dédale des discussions qui agitent le milieu des théoriciens contemporains de la physique quantique, de l’épistémologie et de la métaphysique de part et d’autre de l’Atlantique. Il faut lire ces pages où l’on salue tout autant le véritable talent de pédagogue que la richesse étonnante de la culture mobilisée, par exemple celles – lumineuses – qui sont consacrées à une histoire abrégée de l’ontologie des relations depuis Aristote jusqu’au structuralisme, où celles qui nous proposent une relecture du scepticisme antique déjà préoccupé par les problèmes d’une épistémologie relationnelle, ou du relativisme de Protagoras tel que Platon en parle dans le Théétète et Aristote dans le livre de la Métaphysique.

Il faut surtout lire l’étonnante enquête comparative portant sur les théories de la connaissance kantienne et néokantienne, et l’enseignement de l’école bouddhique Madhyamika dont l’auteur de référence est Nagarjuna – enquête qui constitue peut-être l’un des traits les plus originaux du livre de Michel Bitbol. Pour reprendre la formule de Lucien Febvre en conclusion de son compte rendu de La Méditerranée de Fernand Braudel : bien plus qu’un livre qui nous instruit, un livre qui nous grandit.

Article de Nonfiction.fr du 08 mai 2010.
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