dimanche 21 février 2010

Le stress et l'avenir d'une illusion

par Didier Toussaint
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Le 1er février, la lutte contre le stress en France aura sa date anniversaire. Le ministère du travail enjoint toute entreprise de plus de 1 000 salariés d'entamer des négociations avec les partenaires sociaux sur le sujet avant cette échéance.

On ne peut que se réjouir de la prise de conscience à l'endroit de ce fléau bien réel. Mais entre le constat et le diagnostic, il y a un gouffre. A une époque où l'efficience est devenue une religion, on a pris l'habitude de confondre le moyen d'action avec la fin. Or, il faut bien le dire, devant l'inflation de dispositifs censés détecter les risques psycho-sociaux sous forme d'observatoires ou d'indices en tous genres, le diagnostic sur le stress semble quelque peu bâclé. Trois mythes, en particulier, doivent être dissipés.

Le premier d'entre eux est celui du management. On ne cesse d'associer stress et harcèlement, et de voir une cause dans un soi-disant style de management. L'apparence des faits légitime cette analyse, leur réalité l'infirme. Le stress est un symptôme mondial. Les causes en sont connues ; pression exercée sur les salariés au nom de la rentabilité, mondialisation, chômage, sans oublier les sollicitations permanentes d'un temps réel rythmé par les technologies de l'information et de la communication.

Ce qui cesse d'être mondial parce que propre à la France, c'est le thème de la souffrance au travail, popularisé par Christophe Dejours il y a déjà dix ans. La conversion du stress en souffrance est un symptôme national dont la mise en scène s'organise autour d'un pouvoir soupçonné de harcèlement volontaire et d'une victime que cette souffrance pousserait au suicide. Il y a chez nous ce réflexe largement partagé consistant à mettre en accusation des personnes, là où dans des pays comme ceux de l'Europe du Nord, on a conscience que dans un monde qui change très vite, ce sont les structures qui doivent s'adapter en premier. Dans un pays où l'on est convaincu que l'enfer c'est les autres, l'action collective est plus volontiers envisagée sous l'angle d'un huis clos infernal entre personnes que sous son aspect institutionnel.

Le deuxième mythe sur le stress est la question de son coût. On ne cesse d'avancer que l'absentéisme et le manque d'efficacité sont un coût économique, comme si la lutte contre le mal n'allait pas de soi et devait être justifiée. Or, en matière de coût il est préférable de raisonner sur des soldes que sur des postes isolés. L'économie du stress est malheureusement globalement positive, son coût apparent étant largement compensé et dépassé par ses bénéfices. Il suffit pour s'en rendre compte de voir comment un titre s'apprécie en Bourse sur simple annonce d'un plan de licenciement. Tout indique aujourd'hui, dans la vie des affaires, que ce qui pour les personnes est facteur de stress sera pour certaines institutions financières une source de bénéfice dans des proportions qui demeurent largement favorables aux secondes. Il faut voir les choses en face ; ce qui est un coût pour elles, c'est la ressource humaine en tant que telle, et non sa souffrance.

Dernier mythe enfin, celui d'une corrélation entre l'épanouissement des salariés et la rentabilité de l'entreprise. On entend souvent dire qu'une entreprise n'est performante que si ses salariés sont heureux. L'expérience indique systématiquement le contraire. Les exemples ne manquent pas. Renault, à l'ambiance chroniquement tendue depuis l'origine, est le seul des deux survivants français d'un secteur automobile qui comptait plus de cent acteurs au début du XXe siècle. Qui veut croire aujourd'hui qu'Apple, Wall-Mart ou Toyota sont des havres de bonheur ? On ne conteste pas en revanche leur place de leaders.

Il est important de ne pas se tromper de cible. On cherche à mesurer ce qui, au fond, relève de phénomènes à la fois culturels et inconscients. Ce n'est pas seulement en quantifiant les suicides et les risques qui les induisent qu'on parviendra à contenir le mal, même si la démarche est fort utile. Chiffrer, c'est constater, c'est s'en remettre une fois de plus à ce que Robert Musil qualifiait d'arrogant langage des mathématiques. Démonter les mécanismes institués produisant de la souffrance appelle un autre type de langage, celui qui privilégie le sens des faits par rapport à leur mesure.

En France, ce n'est pas tant le stress qui génère de la souffrance que la misère institutionnelle de nos entreprises qui livrent les individus en pâture à des remèdes dont l'apparence technique, sous forme de sondages, questionnaires et formation au management, suffit à les rendre légitimes. Ce sont là des applications maladroites de pratiques anglo-saxonnes qui n'ont de sens que dans leur contexte culturel d'origine. Le choix des moyens présuppose une certaine conscience des fins.

Didier Toussaint est consultant DIT et co-auteur de Vers un autre monde économique (ouvrage collectif), éd. Descartes & Cie, Paris, 2009.



Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 28.01.10.

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mardi 16 février 2010

A partir de l’incomplétude : indécidabilité logique et aléatoire physique

Six cours brefs, ouvert à tous
CNRS et DI, ENS, 45 rue d’Ulm, Paris
Mardi et jeudi
9 et 11, 16 et 18, 23 et 25 mars 2010, 17h – 19h
http://www.di.ens.fr/users/longo/Enseignement/CoursLongoPaul.htm



Présentation :

Poincaré présente son grand théorème de 1890 sur l’imprédictibilité de certaines dynamiques physiques comme “résultat négatif” ; il constitue en fait un passage important pour la compréhension de l’aléatoire classique. Un autre grand “non”, l’incomplétude de tout formalisme suffisamment expressif, est au coeur de l’article de Gödel de 1931 ; la notion d’incomplétude sera utilisé aussi dans un célèbre article d’Einstein, Podolsky et Rosen de 1935 (EPR), au sujet de la Mécanique Quantique. L’aléatoire mathématique (asymptotyque) nous permettra de corréler ces cadres très différents et de poser le problème de l’aléatoire en biologie.

Dans ce mini-cours, ouvert à tous, on se propose de présenter une réflexion philosophique et certains aspects mathématiques de ces incidences de l’incomplétude logique et de l’imprédictibilité physique, comme forme de l’aléatoire, ainsi que quelques résonances contemporaines. Quand au caractère du cours, au-delà de la première séance, totalement informelle, les autres leçons essayeront d’introduire les notations mathématiques utilisées et également d’expliciter les cadres conceptuels et l’impact philosophique des résultats techniques présentés (voir Introduction : L'incomplétude).

Programme :

  1. Mathématiques, physique et philosophie, une introduction :

    Savoir positif et savoir critique ou l’importance des résultats négatifs : du Théorème des Trois Corps de Poincaré à l’incomplétude de Gödel. L’aléatoire et la physique quantique : la question de la mesure. L’alphabet et la détermination : le mythe de la complétude des analyses moléculaires en biologie.


  2. Gödel - Déduction formelle et indécidabilité :

    • codage et représentation : premier théorème d’incomplétude ;

    • codage et cohérence : deuxième théorème d’incomplétude ;

    • le sens et la preuve ; des “philosophies” contre Hilbert : Poincaré, Weyl et Wittgenstein.

  3. Poincaré - l’aléatoire comme imprédictibilité dynamique :

    • L’aléatoire classique entre détermination et mesure. L’aléatoire à la Birkhoff ;

    • L’aléatoire algorithmique, comme forme de l’indécidabilité gödelienne: Poincaré vs. Gödel à la limite asymptotyque.

  4. L’incomplétude en logique, aujourd’hui : l’incomplétude mathématique des formalismes :

    • La forme finie de Friedman du théorème de Kruskal ; le sens et l’ordre, la cognition vs. les ordinaux ;

    • Les théorèmes de normalisation en Théorie des Types et la cohérence de l’analyse.

  5. Einstein - Mécanique quantique et incomplétude :

    • la structure logique et la structure de l’espace dans l’analyse de EPR ;

    • La MQ, est-elle complète ? Le rôle de l’aléatoire et de la mesure, au delà de EPR ;

    • Synthèse : les différentes formes physiques et algorithmiques de l’aléatoire.

  6. Entre physique et biologie :

    • L’état vivant de la matière : l’apport méthodologique de la physique quantique et les dualités théoriques entre physique et biologie. La question de l’aléatoire en biologie ;

    • Quelques extensions théoriques : la criticité étendue et l’anti-entropie. La marche aléatoire de la “complexification” des organismes au cours de l’évolution des espèces.

    (Cette séance pourra être suivi par deux autres, si suffisamment d’élèves et d’étudiants sont intéressés à ces thèmes)

Salles :

Mardi et jeudi 9 et 11, 16 et 18, 23 et 25 mars 2010, 17h – 19h
(les mardis 9, 16, 23 : Salle H. Cartan, étage -2, Maths-Info ; les jeudis 11, 18 et 25 : Salle W, étage 4, escalier B, Maths-Info)

Compléments :

dimanche 7 février 2010

A la Confluence de Deux Cultures - Lupasco Aujourd'Hui

Colloque International
Mercredi 24 mars 2010, 9h-18h
Paris, UNESCO, Salle 9
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Colloque international co-organisé par la Délégation Permanente de la Roumanie auprès de l'UNESCO et le CIRET, avce le soutien de l'Institut Culturel Roumain et de l'association "Les Roumains de France", à l'occasion du Jour de la Francophonie.

Conférenciers invités :
  • Horia-Roman Patapievici (Roumanie)
  • Oana Soare (Roumanie)
  • Pompiliu Craciunescu (Roumanie)
  • Ioan Chirila (Roumanie)
  • Edgar Morin (France), Lupasco et les pensées qui affrontent les contradictions
  • Michel Cazenave (France)
  • Thierry Magnin (France)
  • Jean-Louis Revardel (France)
  • Michel De Caso (France), La mise à jour des Lumières - Tiers Inclus, Niveaux de Réalité et Rectoversion
  • Basarab Nicolescu (France et Roumanie), Interférences : Stéphane Lupasco, André Breton, Salvador Dali, Georges Mathieu, Eugène Ionesco
  • Jean-François Malherbe (Canada et Suisse))
  • Paul Ghils (Belgique)
  • Joseph Brenner (Suisse) – sous réserve, Stéphane Lupasco et la rejonction métalogique

Les communications au colloque de l'UNESCO vont analyser l'impact de la philosophie du tiers inclus de Stéphane Lupasco (1900-1988) dans le monde de la peinture, de la littérature, de l'éthique, de la logique, de la théorie du langage, de la théologie, de la psychanalyse, de l'épistémologie et de la transdisciplinarité.

Le nombre de places est limité à 80, inscription conseillée auprès de Basarab Nicolescu par mail à la condition d'être sûr de sa présence.

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vendredi 5 février 2010

Whitehead : métaphysique du potentiel

Whitehead et les pères fondateurs de la mécanique quantique
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Par Sébastien Poinat



Introduction

Le contraste est frappant entre les textes de Whitehead traitant de la théorie de la relativité et ceux consacrés à la mécanique quantique : autant les premiers sont longs et nombreux, autant les seconds sont rares et, en général, assez brefs. Dans Procès et Réalité, le texte majeur de Whitehead, on ne trouve que quelques allusions aux phénomènes quantiques ; il en va de même des autres ouvrages de Whitehead où les remarques sur la mécanique quantique sont finalement assez marginales. La seule exception concerne La Science et le monde moderne, où un chapitre d’une dizaine de pages est consacré à la mécanique quantique. En revanche, Whitehead mène, à plusieurs reprises, des discussions très serrées de la théorie de la relativité, notamment dans Le Concept de nature et dans La Science et le monde moderne. De même, Whitehead évoque très souvent le nom d’Einstein, à propos de ses travaux sur la relativité, alors que ceux de Bohr, de Heisenberg, ou de Schrödinger n’apparaissent pas dans les ouvrages qu’on vient de citer. Cette absence de mention explicite est d’autant plus remarquable que Whitehead écrit ses principaux ouvrages de philosophie au moment même où la mécanique quantique est en train de naître, c’est-à-dire dans les années 1920–1930.

Toutefois, en suivant les éléments de réflexion donnés par Whitehead à propos de la mécanique quantique, il est possible de tisser des liens avec la nouvelle physique et les scientifiques qui l’ont bâtie. Ces derniers ont en effet été amenés à réfléchir sur des questions que l’on retrouve dans la philosophie de Whitehead : quels sont les composants ultimes de la nature ? Quel est le rapport entre les ondes et les corpuscules ? Qu’est-ce que la réalité ? La mécanique quantique est en effet une théorie physique mais la signification profonde des formules qu’elle contient est si délicate à saisir qu’elle nous oblige à repenser ces grandes questions de métaphy­sique et d’épistémologie.

Ce que nous nous proposons de faire ici, c’est justement d’expliciter ces liens, de construire les éléments d’un débat qui n’eut malheureusement pas lieu directement. Pour cela, nous suivrons progressivement les éléments de réflexion donnés par Whitehead sur la mécanique quantique ; nous pourrons ainsi les confronter aux analyses des pères fondateurs de la mécanique quantique, et voir comment Whitehead se situe dans les débats qui les occupèrent au début du xxe siècle. Insistons sur ce point : il ne s’agira pas ici de faire de nouveaux rapprochements entre la philosophie de Whitehead et la mécanique quantique en général, mais de situer Whitehead par rapport aux physiciens de son époque qui fondèrent la théorie quantique.

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Texte intégral disponible sur le site de Noesis, à : http://noesis.revues.org/index1628.html
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