samedi 31 mai 2008

L’Entreprise : un système organisé et organisant.

C’est par le concept d’organisation (Morin, 1988, 1990), organisation opérant en permanence du travail, de la transformation, de la production ; organisation œuvrant par un ensemble d’actions communément dirigées, qui sont aussi interactions, transactions, rétroactions, qu’il est possible de franchir les strates des individus aux sociétés qu’ils composent : « L’organisation est ce que constitue un système à partir d’éléments différents ; elle constitue donc une unité en même temps qu’une multiplicité. La complexité logique de l’unitas multiplex nous demande de ne pas dissoudre le multiple dans l’un, ni l’un dans le multiple » (Morin, 1988, p. 4).

Au sein de l'organisation, c'est par le dynamisme des relations interindividuelles, que l'on trouve l’origine des prédispositions des individus à s’organiser en systèmes, puis en systèmes de systèmes, chacun possédant et manifestant des qualités spécifiques consécutives aux choix de leurs décisions ; mais également, certaines qualités de base fondamentales reliées à ce qui leur est commun : l'entreprise

L’organisation relie des éléments, des événements, des individus, qui dès lors, deviennent les composants d’un tout. Elle assume solidarité et solidité relative à ces liaisons, donc assure au système une possibilité de durée en dépit de perturbations aléatoires. Enfin, l’organisation transforme, produit, relie et maintient : « Un système est en même temps plus et moins que ce que l’on pourrait appeler la somme de ses parties. [...] Cette organisation fait subir des contraintes qui inhibent des potentialités qui sont dans chaque partie, ce qui s’opère en toutes organisations, y compris sociales où les contraintes juridiques, politiques, militaires et autres font qu’il y a beaucoup de nos potentialités qui sont inhibées ou réprimées. Mais, en même temps, le tout organisé est quelque chose de plus que la somme des parties parce qu’il fait surgir des qualités qui n’existeraient pas sans cette organisation ; ces qualités sont ’émergentes’, c’est-à-dire qu’elles sont constatables empiriquement, sans être déductibles logiquement ; ces qualités émergentes rétroagissent au niveau des parties et peuvent les stimuler à exprimer leurs potentialités. Ainsi, nous voyons bien comment l’existence d’une culture, d’un langage, d’une éducation, propriétés qui ne peuvent exister qu’au niveau du tout social, reviennent sur les parties pour permettre le développement de l’esprit et de l’intelligence des individus » (ibid., pp. 4-5). Ces organisations ont toutes en commun de produire leur autopoïèse, c.-à-d. de faire de la production de soi.

Le concept d’organisation permet de placer le rapport du sujet à l’objet, sur un plan de même type que celui du rapport de l’entreprise au résultat de sa production, seule l’échelle change. Il n’y a pas de frontière réelle entre sujet et objet, ni entre les acteurs d’une entreprise et le service qu’elle produit : ni l’un, ni l’autre, ne peuvent être pensés indépendamment (abandon de l'objectivisme réaliste). L’intervention de l’opérateur sur son objet, l’artefact, est un acte cognitif qui se situe dans le temps, dans l’espace et se déroule selon une certaine durée. Selon les différents schémas d’interprétation élaborés par l’ensemble des acteurs (souvent organisés en sous-communautés fonctionnelles), l’artefact se transforme, il est enrichi par ces apports, de telle sorte que leurs connaissances portent toujours sur des interactions entre eux et l’objet, et non uniquement sur celui-ci, indépendamment de toute considération humaine.

Dans un même temps, l’artefact influence l’organisation. Il fournit la matière première que les acteurs assimilent à des schèmes préexistants (i.e. compétences et savoir-faires) ; mais pas seulement, car ils s’accommodent aussi aux fonctionnalités et retours d’expérience produits, générant de nouvelles transformations de ces mêmes schèmes. Les connaissances, aussitôt formulées, transforment l’objet même de leur propos : de manière récursive, elles font partie intégrante des situations dont elles rendent compte. Cette récursivité qui caractérise les relations entre sujet connaissant et objet à connaître se trouve au fonctionnement même de l’entreprise. Cet éclairage systémique de l’organisation, centre l’attention sur les processus d’interactions entre acteurs, et entre objets et acteurs : ces processus organisent et régulent l’entreprise qui, en retour, les détermine. L’organisation est perçue à la fois comme un état, résultat de l’action des Hommes, mais aussi comme un processus, une construction permanente « jamais achevée » (Simon, 1991).

Avec Bessire (2000, 2005), spécialiste de gestion-comptabilité s’inscrivant dans une certaine lignée productrice de connexions entre Économie et Psychologie (i.e. Simon, Kahneman & Tversky, Kaplan…), nous trouvons, fondée sur une théorie trialectique d’inspiration morinienne (travail initié par Nifle, 1986 ; cité par Bessire, 2000), une modélisation du monde des entreprises et des règles et relations qui les ordonnent.

Selon Bessire, le pilotage d’une organisation implique une pluralité d’acteurs, mobilisant chacun, des systèmes de valeurs différents. Chacun intervient à sa manière dans le pilotage de l’organisation et une prise en compte insuffisante de cette pluralité des points de vue, conduit inévitablement à en réduire l’efficience et l’efficacité (i.e. problème de la convergence des buts). Tout comme l’évaluation avec laquelle il est lié, le pilotage de l’entreprise se caractérise par un questionnement en termes de signification et d’interprétation des actions menées. Il suppose toujours un minimum d’appropriation par les acteurs impliqués, et un minimum de consensus sur les finalités poursuivies, les stratégies mises en œuvre et les objectifs retenus. L’entreprise répondant ainsi, au schéma systémique de la trialectique, il est tout fait possible de l'inscrire dans ce paradigme de la logique du tiers inclus et, le cas échéant, de l’enrichir en retour.




  • au pôle sujet, ou encore à la dimension subjective, intentionnelle, de la réalité de l’organisation, correspond la dimension politique du pilotage, c.-à-d. la prise en compte de la finalité de l’entité à guider, de sa vocation, de sa mission (p.ex. pour une entreprise fournir un service à une collectivité, pour un service de contrôle de gestion aider les responsables dans leur prise de décision, etc.) ; la dimension politique se concrétise dans le choix des paramètres les plus stables de l’organisation (i.e. la nature de son domaine de compétences, la nature de l’environnement dans lequel elle choisit d’opérer et la nature des relations qu’elle souhaite nouer avec ses partenaires tant internes, qu’externes) ; elle se manifeste dans les préférences des décideurs et leur philosophie d’action, résultante d’un ensemble complexe de facteurs historiques, culturels, etc. ; elle s’incarne dans des principes directeurs d’ordre général et qualitatif sans référence au temps ; la prise en compte de cette dimension suppose de répondre aux questions : pour qui et pour quoi ?


  • au pôle objet, ou encore à la dimension objective, attentionnelle, de la réalité, correspond la dimension économique du pilotage, c.-à-d. la définition des objectifs et la prise en compte des ressources et des contraintes ; la mission d’une organisation, quelque que soit sa nature, ne peut s’accomplir qu’au travers d’objectifs particuliers (i.e. concevoir des tableaux de bord, produire des automobiles, distribuer des soins médicaux, etc.), en tenant compte des ressources disponibles (i.e. compétences humaines, ressources financières, avantages technologiques, etc.) et des contraintes rencontrées ; l’appréhension de cette dimension implique une démarche de mesure et suppose de répondre aux questions : quoi et combien ?


  • au pôle projet, ou encore à la dimension projective, rationnelle, de la réalité, correspond la dimension stratégique du pilotage ; la stratégie est ici définie comme le déploiement dans l’espace et dans le temps d’une intention, d’une volonté politique, appliquée à des ressources et des contraintes ; elle désigne les moyens à utiliser pour atteindre les objectifs dans le respect des politiques fixées, sans que l’on ne se place nécessairement dans une perspective à long terme (p.ex. pour un constructeur automobile, la finalité "offrir les meilleures solutions possibles de déplacement" peut le conduire à réduire son engagement dans la production de véhicules personnels et à accroître son implication dans la fabrication de véhicules de transport en commun, à développer des solutions permettant une meilleure articulation entre les divers modes de transport, ou bien encore à déployer un important effort de recherche pour construire des véhicules sûrs, aisément recyclables et faiblement polluants) ; l’élaboration d’une stratégie, de manière générale, implique un effort de modélisation et suppose une réponse aux questions : quand et comment ?

Au sein de la triade de l’organisation, la première dialectique (1=2) représente la dialectique émotionnelle et sensible des relations, la seconde (4=6), la dialectique formelle et mentale des représentations, la troisième (3=5), corporelle et factuelle des opérations. Cette triade met en évidence le fait que les acteurs sont à la fois : déterminés par les contraintes de l’organisation au sein de laquelle ils œuvrent, ainsi que par les représentations sociales et culturelles qu’ils en ont ; et déterminants, car ce double conditionnement laisse apparaître des marges de jeu où la liberté des acteurs peut se manifester.

Ainsi, la trialectique se trouve-t-elle au cœur de la dynamique de l’organisation, mettant en évidence son caractère à la fois déterminé et déterminant. L’acteur est perçu comme tributaire d’un champ de contraintes qui vient limiter plus ou moins fortement sa marge de jeu, mais il n’est jamais totalement mécaniquement déterminé par ce champ car il dispose toujours d’une capacité d’initiative susceptible de faire émerger de la nouveauté. Que l’on se place au niveau de l’opérateur, ou à celui de l’entreprise, tous deux sont déterminés par leur enveloppe d’activité. L’organisation se comprend comme un construit humain, c.-à-d. par les Hommes qui la constituent et la reconstituent, à travers leurs actions et interactions, toujours guidés par un projet, sinon celui de l’organisation, à tout le moins celui des acteurs œuvrant, même malgré eux, ensemble.

Cette organisation systémique de l’entreprise permet à Bessire (2005) de dégager des critères d’évaluation propres à chacune des orientations de l’organisation. Ceci, non pas dans une perspective d’optimisation des productions, mais plutôt d’intégration des multiples subjectivités (s’exprimant souvent de manière contradictoire) afin de susciter à terme (du projet), l’optimisation globale de l’organisation : « Il n’y a pas d’évaluation valide d’une quelconque réalité sans prise en compte de l’ensemble de ses dimensions, subjective aussi bien qu’objective et rationnelle [i.e. projective]. A chacune d’elles, il est possible d’associer, selon une hiérarchie définie, un critère spécifique » (Bessire, op. cit., p. 9) :

  • au pôle politique correspond le critère de pertinence : il permet d’appréhender la réalité de l’organisation dans sa dimension subjective ; l’utilisation de ce critère met en jeu la responsabilité des acteurs et s’oppose à une démarche d’évaluation qui se retrancherait derrière ’la rationalité’ ou ’l’objectivité’ ; la pertinence d’une entreprise, quelle qu’elle soit, s’apprécie par rapport à une intention et s’exprime par référence à des choix politiques, compris comme des choix fondamentaux sous-tendus par une échelle de valeurs ; la pertinence est d’ailleurs étroitement liée à la compétence mise en jeu (Sperber & Wilson, 1989), reformulant ainsi la dichotomie chomskyenne avec son pôle antagoniste : la performance ;


  • au pôle économique correspond le critère de performance : il permet de prendre en compte la dimension objective de la réalité ; il renvoie aux "trois E" de la science économique (i.e. économie, efficience et efficacité), et traduit les progrès vers l’objectif fixé ou l’avancement dans un plan d’action ;


  • au pôle stratégique correspond le critère de cohérence : il est associé à la dimension projective ; apprécier la cohérence d’une entreprise, c’est vérifier que toutes les dimensions et tous les plans de la réalité sont pris en compte et maîtrisés, qu’ils s’articulent correctement les uns avec les autres, qu’ils s’insèrent convenablement dans leur contexte et enfin, qu’ils soient conformes à l’intention initiale.

Selon Bessire (op. cit.), les critères d’évaluation, propres à chacune des orientations de l’organisation, exigent qu’à chaque pôle soit associé une instrumentation qui lui soit propre : « Cet appareillage existe pour la dimension objective saisie grâce à une science de la mesure sans cesse enrichie, et pour la dimension rationnelle appréhendée à l’aide de modèles toujours plus sophistiqués. Il reste en revanche pauvre pour la dimension subjective qui relève d’une instrumentation plus qualitative que quantitative […]. Finalement, la dimension subjective étant la plus difficile à appréhender, pour des raisons qui tiennent autant à la culture [positivisme oblige] qu’à l’insuffisance de l’instrumentation, elle est la première à être écartée dans les pratiques d’évaluation, ce qui revient à éliminer toute référence à l’intention et à la valeur, et constitue en soi une négation du principe même de toute évaluation » (ibid., p. 10).

Si l’on peut convenir que l’objectivation et la mesure sont nécessaires et légitimes, tout comme l’analyse et la modélisation, ce n’est pas d’une sophistication croissante des leurs outils que viendront les progrès significatifs dans le champ de l’évaluation, mais d’avancées, même modestes, dans la maîtrise de la dimension subjective. Là, où Bessire laisse pendante la question de l’instrument d’évaluation du mode de connaissance de la dimension subjective (i.e. l’intuition), relevant d’une expertise bien souvent procéduralisée et donc difficilement accessible, le psychologue ergonome proposera différentes techniques, aujourd’hui bien rodées, telles que l’analyse de verbalisations (Newell & Simon, 1972 ; Ericsson & Simon, 1980) voire, préférentiellement, l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1999, 2003), guidé par l’idée, selon la formule morinienne : d’apprendre à apprendre.

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