« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », se demandait Leibnitz. Cette interrogation métaphysique, traduite en langage de physicien, peut se formuler ainsi : « Pourquoi vivons-nous dans un monde fait de matière plutôt que d'antimatière ? » C'est pour avoir contribué à éclairer cette question que l'Américain d'origine japonaise
Yoichiro Nambu d'une part, les Japonais
Makoto Kobayashi et
Toshihide Maskawa d'autre part, ont été couronnés, mardi 7 octobre, par le
prix Nobel 2008 de physique. Tous trois se sont penchés sur les mystères de la «
symétrie brisée », au cœur du fonctionnement le plus intime de l'Univers.
Récompensant des découvertes annoncées au début des années 1960, pour le premier lauréat, et 1970, pour les deux autres, cette distinction peut sembler bien tardive. Elle prend pourtant toute son actualité, à la veille de l'inauguration du
Large Hadron Collider (LHC) de l'
Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire (CERN) de Genève. Les travaux des trois récipiendaires ont en effet participé à l'élaboration du « modèle standard » sur lequel repose toute la physique moderne et que le nouvel accélérateur de particules va servir à éprouver.
Nous sommes ici dans le royaume de la physique la plus théorique, à l'échelle des particules élémentaires constitutives de la matière. Des particules que l'on peut grossièrement assimiler à des points, et qui ne sont pourtant pas symétriques. Pas davantage que ne l'est le monde perceptible à nos sens où, par exemple, si nous regardons notre main gauche dans un miroir, nous découvrons une main droite. Un phénomène que les chercheurs appellent « brisure de symétrie ».
Dans le monde particulaire,
les scientifiques distinguent trois types de symétrie. La
symétrie de miroir - ou parité -, qui fait que l'image d'une particule réelle dans un miroir est aussi une particule réelle. La
symétrie - ou conjugaison -
de charge, qui associe deux particules identiques de charges électriques opposées, comme l'électron et le positon. Enfin, la
symétrie - ou renversement -
de temps, selon laquelle un processus physique observé en remontant le temps vers le passé est identique à un autre processus observé normalement. Les physiciens le savent aujourd'hui, la nature est asymétrique. Pasteur l'avait déjà énoncé, qui déclarait, au vu de la différenciation de deux molécules miroir sous l'effet de la fermentation : « L'asymétrie, c'est la vie. »
C'est si vrai que
dans un monde parfaitement symétrique... nous n'existerions pas. Remontons aux tout premiers instants de l'Univers, quelques fractions de seconde après le Big Bang, voilà 13,7 milliards d'années. S'il s'était formé exactement autant de matière que d'antimatière, ces particules et antiparticules auraient dû s'annihiler dans une gerbe d'énergie, et il y aurait aujourd'hui rien plutôt que quelque chose. Pas de galaxies, d'étoiles, de planètes, de vie.
Or, en 1964, deux Américains,
James Cronin et
Val Fitch (prix Nobel 1980), ont mis en évidence, en faisant se désintégrer des particules issues d'un accélérateur, une « violation » des lois de la symétrie. Matière et antimatière ne se comportent pas tout à fait de la même manière. Les théoriciens pensent à présent qu'un infinitésimal surplus de la première - une particule supplémentaire sur 10 milliards - aurait suffi, au sein de la soupe primordiale du cosmos, à assurer la victoire de la matière sur l'antimatière.
Avec les particules connues jusqu'au début des années 1970, il était impossible d'intégrer la brisure de symétrie au « modèle standard ». Les physiciens pensaient en effet alors que les particules les plus élémentaires, les quarks, dont sont composés les protons et les neutrons des noyaux des atomes, ne pouvaient être que de trois types : « up », « down » et « strange ». En 1972, Makoto Kobayashi et Toshihide Maskawa, alors jeunes chercheurs à l'université de Kyoto, ont proposé un modèle explicatif supposant trois quarks supplémentaires : « charm », « bottom » et « top ». Si l'existence du premier a été confirmée dès 1974, et celle du deuxième en 1977, il a fallu attendre 1994 pour que celle du troisième soit prouvée. « A l'époque, la proposition de Kobayashi et de Maskawa était hardie. Ce qu'ils ont fait est assez fort », commente Etienne Augé, directeur scientifique adjoint de l'
Institut National de Physique Nucléaire et de Physique des Particules. En 2001, des expériences menées aux Etats-Unis et au Japon ont définitivement validé les prédictions faites par les deux chercheurs trente ans plus tôt, qui reconfiguraient le « modèle standard » sous une forme plus solide qu'avant.
Yoichiro Nambu, lui, a été le premier à avancer l'idée de « brisure spontanée de symétrie », empruntée à la physique du magnétisme et de la supraconductivité, pour décrire les interactions à courte portée entre particules. Une piste qui mènera peut-être à la découverte, dans le LHC, du
boson de Higgs. Avec à la clé un nouveau Nobel...
Pierre Le Hir
Source : le Monde du 08.10.08..