Le philosophe Christian Delacampagne, ancien collaborateur du Monde, est mort le 20 mai 2007. Il analysait dans ce texte la méthode de Claude Lévi-Strauss et son apport au structuralisme.
En tant que méthode d'analyse des rapports de parenté, puis des mythes, le structuralisme a été suggéré à Claude Lévi-Strauss par l'exemple de la linguistique saussurienne, à laquelle le linguiste russe Roman Jakobson (qui lui fut présenté par Alexandre Koyré) l'initia à New York, à l'Ecole libre des hautes études, où tous trois avaient trouvé refuge, en 1942.
La linguistique structurale, qui a alors trente années d'expérience derrière elle, lui fournit ce modèle. S'inspirer d'une analyse de la langue qui revient à décomposer celle-ci selon une double articulation - d'abord en monèmes (unités significatives), puis en phonèmes (unités phoniques) - pour montrer que les complexes relations familiales caractéristiques des sociétés sans écriture obéissent, elles aussi, à une logique rigoureuse, et forment de véritables "systèmes" : tel est, dès lors, le projet de Lévi-Strauss. Projet dont Les Structures élémentaires de la parenté - ouvrage publié en 1949 - représente le premier aboutissement.
Une fois revenu en France, Lévi-Strauss entreprend d'appliquer l'instrument structural au déchiffrement des mythes, des rituels et des comportements magico-religieux. Trois livres témoignent de cette extension de la méthode à des objets nouveaux : Anthropologie structurale (1958), Le Totémisme aujourd'hui, et La Pensée sauvage (1962). Ce dernier travail, dirigé contre la conception sartrienne de l'histoire et de la dialectique, est ainsi destiné à enterrer définitivement la notion de "mentalité prélogique" développée par le sociologue et anthropologue Lucien Lévy-Bruhl. Non seulement les peuples sans écriture "pensent" autant que nous, mais leurs modes de pensée révèlent, grâce à l'analyse structurale, des formes d'organisation logique aussi élaborées que les nôtres. Il ne reste plus, pour prouver la validité d'une telle approche, qu'à la mettre à l'épreuve d'un domaine particulièrement riche et confus : celui des mythologies amérindiennes.
Les quatre volumes des Mythologiques (1964-1971), ambitieux monument attestant que l'ensemble des mythes des Indiens d'Amérique constitue un corpus unifié à l'intérieur duquel les variantes elles-mêmes obéissent à des règles, témoignent de la puissance de l'entreprise lévi-straussienne. Ils en montrent, en même temps, les limites. Tous les ethnologues, en effet, sont loin d'être d'accord avec l'interprétation structurale des mythes (jugée trop formelle) ainsi qu'avec la vision (trop apolitique) des sociétés "primitives" que cette interprétation suppose. Certains réprouvent la manière dont Lévi-Strauss, pour mieux fonder "sa" science des mythes, extrait ceux-ci du contexte social dans lequel ils circulent, et les réduit à de pures suites d'unités sémantiques - combinables selon des règles qui, en fin de compte, doivent moins à l'histoire qu'à l'algèbre.
Cet intérêt exclusif porté aux structures des systèmes symboliques (comme si les systèmes en question pouvaient être isolés de leur environnement concret) devient vite le trait majeur du "structuralisme". Du coup, de méthode applicable dans un champ d'objets déterminés (ethnologie ou linguistique), ce dernier se transforme en théorie explicative, quels qu'ils soient. Simultanément, Lévi-Strauss se voit promu au rang de chef de file d'un important mouvement. Innombrables sont, alors, les chercheurs qui suivent son exemple - du moins en France, car les pays anglo-saxons, marqués par leur tradition empiriste, témoignent d'une plus grande méfiance à l'égard du "formalisme" lévi-straussien.
Christian Delacampagne
Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 04.11.09.
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