mardi 31 mars 2009

Au-delà de la récession, nous sommes face à une crise de civilisation


par Luiz Inácio Lula da Silva


Contrairement aux crises de ces quinze dernières années - en Asie, au Mexique ou en Russie -, l'actuelle tempête qui s'est abattue sur la planète trouve son origine au centre de l'économie mondiale, aux États-Unis. Après avoir atteint l'Europe et le Japon, la crise menace les pays émergents qui bénéficiaient d'une extraordinaire croissance et d'un sain équilibre macroéconomique.

En Amérique du Sud, les dix dernières années ont été marquées par un fort processus de croissance, accompagné d'une sensible amélioration sociale, d'une stabilité macroéconomique et d'une réduction de la vulnérabilité externe. Ce processus a eu lieu dans un contexte d'expansion et de renforcement de la démocratie.

Les dérives d'un capital financier détaché de la production, additionnées à l'irresponsable déréglementation des marchés, ont conduit le monde dans une impasse dont même les responsables sont incapables d'évaluer l'ampleur. La crise a mis au jour les profondes erreurs de politiques économiques présentées comme infaillibles et la fragilité des organismes multilatéraux de Bretton Woods. Elle a montré l'obsolescence des instruments de gouvernance mondiale.

La transformation du G20, jusque-là organisme technique, en instance de chefs de gouvernement des principales économies du monde est positive. Il est cependant important qu'il puisse apporter des solutions capables de contrer les effets dévastateurs de la crise et de conduire vers une profonde reformulation de l'économie internationale à moyen et long termes. La réunion du G20 à Londres ne peut décevoir les attentes. Il est nécessaire de trouver des réponses qui créent les conditions de la relance économique.

Parmi les problèmes les plus urgents, le rétablissement du crédit et la lutte contre le protectionnisme me semblent des thèmes centraux. La chute du commerce mondial et des investissements est liée à l'insuffisance de liquidités dans le monde. Elle pénalise les pays émergents. Il revient donc au FMI d'irriguer l'économie internationale, principalement des pays émergents, afin d'inverser, avant qu'il ne soit trop tard, l'actuelle tendance récessive.

Je sais qu'il ne sera pas facile de conclure le cycle de Doha (négociations au sein de l'OMC sur une nouvelle phase de libéralisation des échanges), qui était sur le point de l'être l'an dernier. En temps de crise, le protectionnisme, que je qualifie de drogue, augmente. Il entraîne en effet une euphorie provisoire mais, à moyen et long termes, finit par engendrer une profonde dépression, avec de funestes conséquences sociales et politiques, comme le montre l'histoire du XXe siècle.

Démocratiser le FMI

Nous devons démocratiser le FMI et la Banque mondiale. Ces institutions, jadis enclines à donner des leçons aux pays pauvres et en développement, ont été incapables de prévoir et de contrôler le désordre financier qui s'annonçait.

Un autre sujet d'importance est celui de la fin des paradis fiscaux, cette efficace base arrière du trafic de drogue, de la corruption, du crime organisé ou du terrorisme. Depuis l'intensification des effets de la crise, j'ai maintenu des contacts avec les dirigeants du monde entier à la recherche d'alternatives. J'espère qu'il en résultera, lors de la réunion du G20 à Londres, un ensemble de propositions capables d'apporter une réponse substantielle à la crise.

Ces dernières années, le Brésil a réalisé un immense effort de reconstruction économique. Nous avons adopté des politiques anticycliques qui nous ont rendus moins vulnérables à la crise. Nos programmes de répartition des revenus, qui profitent à plus de 40 millions de personnes, s'articulent avec une politique de réforme agraire, salariale et du crédit qui favorise les plus pauvres et a permis un élargissement considérable du marché intérieur. Le plan d'accélération de la croissance investira, d'ici à 2010, 270 milliards de dollars dans l'économie, révolutionnant l'infrastructure physique, énergétique et sociale du pays.

Nos réserves de change, supérieures à 200 milliards de dollars, ont également contribué à la bonne santé de l'économie brésilienne. Nous sommes internationalement créditeurs nets. Notre dette publique représente 36 % du PIB. Notre système bancaire est solide. Les banques d'Etat, responsables de 40 % du crédit, assurent à l'Etat les conditions de régulation de l'économie et de promotion du développement. Je ne me lasse pas de répéter que l'heure de la politique et du rétablissement du rôle de l'Etat est arrivée. Les dirigeants doivent assumer les responsabilités que la société leur a confiées.

Il est important de sauver les banques ou les assureurs pour protéger les dépôts et la protection sociale. Mais il est plus important encore de protéger les emplois et d'encourager la production.

Plus qu'une grave crise économique, nous sommes face à une crise de civilisation. Elle exige de nouveaux paradigmes, de nouveaux modèles de consommation et de nouvelles formes d'organisation de la production. Nous avons besoin d'une société dans laquelle les hommes et les femmes soient acteurs de leur histoire et non victimes de l'irrationalité qui a régné ces dernières années.

Luiz Inácio Lula da Silva, président de la République fédérative du Brésil.

Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 31.03.09.

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lundi 30 mars 2009

Le Cognitivisme : une définition.

Depuis les années cinquante, la Psychologie Cognitive propose une approche de la cognition humaine centrée sur une conception du cerveau humain en tant que système de prise et de traitement de l’information symbolique.

Cette conception a émergé avec le modèle de Broadbent (i.e. du filtre attentionnel), ancré dans les travaux fondateurs de Claude Shannon et Warren Weaver (modèle mathématique de l'information vue comme un signal codé, transitant par un canal et soumis aux perturbations et à l'entropie), et complètant ceux d'Alan Turing, Norbert Wiener et John von Neumann (les pères fondateurs de la numérisation et donc, de l'informatique). Ces différents approches constituent le socle initial de la théorie du signal et des Sciences de l'Information.

Dans l'optique cognitiviste, la perception humaine, le raisonnement et la prise de décision sont abordés comme une chaîne séquentielle d’opérations, de type : état du monde -> perception (souvent réduite à la réception d’information) -> représentation interne (ou image mentale) -> calcul sur ces représentations (ou computation, par analogie forte avec le fonctionnement d’un ordinateur) -> décision (débouchant sur l’envoi d’une information ou d’un ordre) -> exécution d’une action (aboutissant à une modification du monde).

Les modèles de la cognition développés selon cette approche en proposent généralement une architecture hiérarchique (voir modèle cognitif de Hoc & Amalberti, 1995, 2003). Chaque niveau de l'architecture est supposé réaliser une étape plus ou moins complexe du processus de transformation des données, nécessitant plus ou moins de temps, d’attention et de contrôle selon le niveau considéré. Chaque niveau met en oeuvre des compétences et connaissances différentes, qui font elles-mêmes l’objet de modélisations hiérarchiques (Newell & Simon, 1972 ; Rosch, 1973 ; Schank, & Abelson, 1977 ; Anderson, 1983 ; Rasmussen, 1983, 1987).

Dans ce cadre, la cognition est clairement séparée de la perception et de l’action. La situation de l'action quant-à elle, n'est considérée que comme une source de stimuli. Pour que cette approche fonctionne, il faut que la cognition soit formalisée comme un algorithme (selon une approche type système expert ou type réseaux neuronaux, ou les deux). Sur un mode chomskyen, on modélise la compétence c.- à-d. l’ensemble des règles inconscientes engendrant les procédures correctes, mais pas la performance, c.- à-d. l’usage qu’on en fait.

Cette approche générale de la cognition est, on le voit, réduite essentiellement au raisonnement et à la prise de décision, consistant en des opérations logiques (sur des représentations symboliques préexistantes) par un sujet universel omnipotent, dénué de la moindre émotion.

Aussi, dégagée de tout rapport au contexte, ainsi que de toute humanité, la théorie achoppe t-elle naturellement sur le sens. Sa principale faiblesse : une forte tendance au solipsisme.

Extrait de Penelaud (2008, p.113).
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mercredi 25 mars 2009

Pour bien démarrer... en Mécanique Quantique !


Gougoussis Christos, Poilvert Nicolas

Mes premiers pas en mécanique quantique

Hors collection 978-2-7298-3141-7, GOUGOU

16,5 x 24 cm, 208 pages, 17,00 €

Parution : 2006

Editions Ellipses - Disponibilité : ici.

Ce livre est un véritable premier cours de mécanique quantique, abordable avec un bagage mathématique de terminale. Il s'adresse aux élèves motivés de terminale, aux étudiants de premier cycle universitaire et de classes préparatoires. Il pourra également être mis à profit par des professeurs qui souhaitent élargir leur culture.
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La mécanique quantique est une des théories majeures du XXe siècle, et a profondément changé la conception que nous avons de la réalité. Dans cet ouvrage, les auteurs ont cherché à présenter cette magnifique théorie de la manière la plus simple possible, tout en respectant son essence profonde, et en gardant une grande rigueur mathématique. Les principes de la mécanique quantique sont ainsi présentés et expliqués un par un, et illustrés dans tous les détails, en évitant le fameux "il est évident que...".
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lundi 16 mars 2009

La sexualité chez Jung

Cercle Francophone de Recherche et d’Information Carl Gustav JUNG
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9 h à 18 h — Samedi 21 mars 2009
Espace Conférence des Diaconesses
Salle Tourelle A : 18 rue du Sergent Bauchat, 75012 Paris
A gauche après la barrière d’entrée
Metro Mongalet

Ce colloque se veut avant tout une réunion de réflexion et d’approfondissement. Il n’y a pas de « dogme » jungien sur la sexualité. Chacun parlera donc en toute liberté, à partir de son point de vue, de son expérience et de son interprétation propre.

  • Michel Cazenave, président du CEFRI-JUNG : « La sexualité chez Jung : le miroir du spirituel »
  • Marie-Laure Colonna, psychanalyste didacticienne S.F.P.A. : « Entre l’âme et la libido »
  • Bertrand de la Vaissière, psychothérapeute jungien, responsable de l’association «Rencontres et Transformation» (Var) : « L’esprit mercure et la sexualité chez Jung : du soufre rouge à la rubedo ! »
  • Marie-Claude Calary, psychanalyste S.F.P.A. : « La sexualité chez Jung : bijoux de famille (Accès ou question ?) »
  • Brigitte Allain-Dupré, psychanalyste didacticienne S.F.P.A. : « Papa, maman, monsieur le monstre et madame la sorcière : penser l’identité sexuée dans l’épistémologie jungienne »

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samedi 14 mars 2009

Quel sens moral pour les robots militaires ?

par Hervé Morin


Année 2018. Les familles d'un soldat et d'un sous-officier américains reçoivent 100 millions de dollars de dommages et intérêts de la firme Milibots Inc. Les deux militaires, pris comme boucliers humains par des insurgés afghans qui venaient de s'emparer de leur batterie mobile de missiles, ont été "sacrifiés" par le robot autonome JCN 3000 chargé de la protection du convoi. En détruisant la batterie et ses servants, le robot a voulu parer un risque imminent d'utilisation de ces armes, susceptible d'occasionner un plus grand nombre de morts dans le camp allié, a tenté de faire valoir Milibots Inc, lorsque l'affaire a été ébruitée - avant de sortir son chéquier.

2020. Le Tribunal pénal international fait comparaître un "robot casque bleu" Swissor B12, dans une affaire de crime de guerre en Géorgie. C'est le contenu de sa boîte noire qui intéresse le tribunal. La présence de ce témoin mécanique n'a semble-t-il pas empêché ses camarades de section humains de se venger sur des civils d'une embuscade ayant fait des morts dans leurs rangs près d'un village frontalier russe.

Science-fiction ? Pas tout à fait. Ces deux exemples illustrent des scénarios susceptibles de se produire dans un proche avenir, à mesure que les robots autonomes se multiplieront dans les zones de conflit. Seront-ils dotés d'un sens moral pour prendre les bonnes décisions ? Rendront-ils les guerres moins meurtrières ? Le sens du sacrifice de ces "consommables" réduira-t-il les pertes humaines ? En cas de dérapage, qui sera responsable - leur constructeur, l'armée qui les a enrôlés, les robots eux-mêmes ? Mais alors, comment punir une machine ?

Les états-majors commencent à se soucier des enjeux éthiques qui se profilent. En témoigne la publication, fin décembre 2008, d'un rapport intitulé "Robots militaires autonomes : risques, éthique, design", commandé par l'US Navy.

Convoquant Kant, Asimov, la théorie de l'évolution mais aussi les grands concepts de la polémologie (la science de la guerre), ce document passionnant a été rédigé par des chercheurs du département Ethique et technologies émergentes de l'université polytechnique de Californie. Ils invitent in fine les militaires à "se confronter, aussi en avance que possible" aux nouvelles questions éthiques et sociales soulevées par les robots autonomes - "en particulier, avant que des peurs irrationnelles dans le public ou que des accidents causés par la robotique militaire n'enrayent le progrès de la recherche et les intérêts de sécurité nationale".

Les robots militaires sont déjà là, dans les airs, sur terre et même sous les eaux. Ils vont se multiplier : en 2000, le Congrès américain a voté une loi prévoyant qu'en 2010, un tiers des bombardiers fonctionneraient sans pilote. Et qu'en 2015, la même proportion des véhicules de combat au sol fonctionnera sans humain.

Le rôle de ces robots est de remplacer Homo sapiens dans les "boulots ennuyeux, sales et dangereux", selon le département de la défense américain. En 2007, on estimait ainsi que les 5 000 robots déployés en Irak et en Afghanistan avaient neutralisé 10 000 "engins explosifs improvisés".

Pour l'heure, les automates militaires ne sont pas entièrement autonomes. La décision d'engager le feu revient encore à un humain. Mais ce n'est que temporaire. Le roboticien Ronald Arkin (Georgia Institute of Technology) note ainsi que sur des systèmes de surveillance armée de zones frontalières, en Corée du Sud et en Israël, l'option "télécommande humaine" peut être débrayée. A mesure que les multiples systèmes déployés sur un champ de bataille communiqueront entre eux, l'"homme dans la boucle" aura plus de mal à évaluer la situation qu'un système autonome, assure-t-il.

Le chercheur américain estime même que "les robots pourraient agir de façon plus éthique sur le champ de bataille que des humains" : un rapport de 2006 du ministère de la santé américain n'a-t-il pas montré que seulement 47 % des soldats et 38 % des marines engagés en Irak considéraient que les non-combattants devaient être traités avec dignité et respect ?

Tout le monde ne partage pas cette confiance dans les robots militaires. Pour Raja Chatila, directeur de recherche au Laboratoire d'analyse et d'architecture des systèmes (CNRS, Toulouse), "on est encore très loin de pouvoir garantir qu'ils agiront sur une base bien informée". A chaque étape du processus - détection, identification, interprétation, prise de décision, action - "l'incertitude peut se propager", note le chercheur.

Dans des milieux ouverts, il sera indispensable de concevoir des systèmes d'apprentissage, les ingénieurs ne pouvant anticiper toutes les situations. Or si le robot apprend par lui-même, il devient quasi-impossible d'anticiper ses réactions, son comportement. "Ce degré supplémentaire d'incertitude constitue une vraie difficulté", estime Raja Chatila.

A supposer qu'on parvienne à formaliser les bases d'un sens moral et à les implanter dans un automate, celui-ci risque de se trouver confronté à des conflits insolubles : doit-on sacrifier un individu pour en sauver des centaines, par exemple ?

Ces arcanes ont été explorés avec brio par le romancier Isaac Asimov et ses lois de la robotique. Mais Ron Arkin convient que celles-ci sont d'un piètre secours dans un contexte guerrier. Le but n'est plus de faire en sorte qu'humains et robots cohabitent pacifiquement. Mais au contraire, comme le note drôlement le rapport à l'US Navy, "le sens moral ainsi développé doit pouvoir amener les robots à tuer les bons humains (les ennemis) et pas les mauvais (les alliés)".

A cette condition, lit-on encore dans le rapport, "avoir des robots combattants à nos côtés réduira dramatiquement le nombre de nos morts. Cette arme pourrait devenir suffisamment redoutée pour que la guerre cesse in fine d'être une option désirable pour résoudre les divergences entre Etats-nations". Raja Chatila n'est pas convaincu. "Longtemps encore, le "robot moral" ne sera guère qu'un moyen d'enregistrement, susceptible d'éviter les dérapages. Comme ces caméras introduites dans les salles d'interrogatoires." Mais il rappelle que les robots autonomes civils, à qui l'on prévoit déjà de confier des enfants, des malades ou des personnes âgées, posent eux aussi des questions éthiques...

Hervé Morin

Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 14.03.09.
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mardi 3 mars 2009

La crise économique et l'éthique du capitalisme

par Jean-Paul Fitoussi

Nous vivons une époque où l'éthique semble avoir envahi l'espace : le commerce est éthique, la finance est éthique, les entreprises adoptent des chartes éthiques, etc. Pourtant le capitalisme est dans tous ses états ; jamais "l'amour de l'argent", comme dirait Keynes, ne l'avait conduit à de telles extrémités : rémunérations extravagantes des plus aisés, rendements chimériques, obscénité de la misère, explosion des inégalités, dégradation de l'environnement... L'émergence de l'éthique est-elle une réaction au spectacle affligeant des conséquences morales et sociales d'un monde économique déserté par l'éthique ?

Car on ne peut rejeter avec légèreté l'hypothèse que l'oubli de l'éthique aujourd'hui, comme hier, a conduit le système à la crise. "Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons, écrivait Keynes, sont que le plein emploi n'y est pas assuré et que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d'équité." D'où vient que l'on puisse porter un tel jugement ? L'économie ne se donne-t-elle pas comme la science par excellence disjointe de toute considération éthique ?

Le glissement irrésistible de l'économie politique vers l'économie-science s'est cristallisé dans un concept d'"économie de marché", apparemment débarrassé de toute connotation historique ou institutionnelle. Pourtant le capitalisme est bien une forme d'organisation historique, un mode de production, disait Marx, né des décombres de l'Ancien Régime. Son destin n'est pas écrit dans le marbre. C'est l'interdépendance entre l'Etat de droit et l'activité économique qui a donné au capitalisme son unité. L'autonomie de l'économie est une illusion, comme sa capacité à s'autoréguler. Et c'est parce que le balancier a penché un peu trop du côté de cette illusion que nous en sommes arrivés à la rupture présente.

Ce mouvement de balancier correspond à une inversion des valeurs. L'éthique, pensait-on, serait mieux servie si l'on régulait davantage le fonctionnement des Etats et si l'on dérégulait davantage les marchés. L'ingéniosité des marchés financiers d'abord, leur aveuglement ensuite, a fait le reste.

Le scandale éthique du capitalisme contemporain réside bien dans la mondialisation de la pauvreté, y compris dans des pays très riches. Il est plus encore celui de l'acceptation d'un degré insoutenable d'inégalités dans des régimes démocratiques. Car notre système procède d'une tension entre deux principes, celui du marché et de l'inégalité d'une part (un euro, une voix) ; de l'autre, celui de la démocratie et de l'égalité (une personne, une voix), ce qui oblige à la recherche permanente d'un compromis.

Cette tension entre les deux principes permet au système de s'adapter, et non point se rompre comme le font les systèmes régis par un seul principe d'organisation (le système soviétique). La thèse selon laquelle le capitalisme n'a survécu comme forme dominante d'organisation économique que grâce à la démocratie, plutôt qu'en dépit d'elle, apparaît intuitivement la plus convaincante. Nous en avons une illustration aujourd'hui.

Le spectacle de l'argent facile brouille les horizons temporels. Des rendements financiers anormalement élevés contribuent à la dépréciation du futur, à l'impatience pour le présent, au désenchantement du travail. Il n'est pas nécessaire de convoquer l'Ancien Testament pour illustrer à quel point les relations entre rendement de l'argent et morale sont problématiques. Même Adam Smith dans Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (Gallimard, 1976) l'avait souligné.

La dépréciation du futur, qu'elle soit la conséquence d'exigences insoutenables de rendements financiers ou de taux d'intérêt anormalement élevés, s'oppose à l'horizon temporel forcément long de la démocratie. L'une des clés de l'arbitrage entre le bien-être des générations présentes et celui des générations futures est le taux social de préférence temporelle qu'il incombe au débat politique de déterminer. Un taux trop élevé comme une absence de justice sociale aggravent le conflit entre générations.

Lorsque les inégalités sont fortes, une part importante de la société ne peut se projeter dans l'avenir, alors qu'elle le souhaiterait. Si l'on forme l'hypothèse optimiste que l'altruisme intergénérationnel est "un sentiment moral" spontané, comme semble l'indiquer l'attention portée par chacun au destin de ses enfants, on perçoit bien alors comment une réduction des inégalités pourrait réconcilier le capitalisme avec le long terme.

Pour redonner de l'éthique au capitalisme, il convient de rompre conceptuellement avec le passé doctrinal qui nous a conduits aux graves turbulences d'aujourd'hui. Il faudrait "déréguler les démocraties", c'est-à-dire faire davantage de place à la volonté politique, et mieux réguler les marchés. Il conviendrait de prendre davantage au sérieux l'activité de délibération sur les normes de la justice et ainsi de faire du degré d'inégalité acceptable l'objet d'une délibération publique annuelle par les Parlements. La publicité des débats, et leur solennité, permettrait alors de rompre avec la concurrence sociale et fiscale vers le bas, et de susciter l'espoir d'une concurrence vers le haut.

Jean-Paul Fitoussi (Editorialiste associé)

Jean-Paul Fitoussi est un économiste français d'origine tunisienne. Il est professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris depuis 1982 et président de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) depuis 1989. Il est membre du conseil scientifique de l'Institut François-Mitterrand.Il travaille sur les théories de l'inflation, du chômage, des économies ouvertes, et sur le rôle des politiques macroéconomiques. Il est critique au sujet de la rigidité budgétaire et monétaire, au motif qu'elle aurait un effet négatif sur la croissance et l'emploi. Ses travaux récents portent sur les rapports entre la démocratie et le développement économique.Il est également président du conseil scientifique de l'IEP de Paris depuis 1997 et membre du Conseil d'analyse économique auprès du Premier ministre.Il est aussi membre du Conseil d'Administration de Telecom Italia (opérateur historique en Italie) depuis l'Assemblée Générale du 14 avril 2008.

Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 03.03.09.
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