On ne peut que se réjouir de la prise de conscience à l'endroit de ce fléau bien réel. Mais entre le constat et le diagnostic, il y a un gouffre. A une époque où l'efficience est devenue une religion, on a pris l'habitude de confondre le moyen d'action avec la fin. Or, il faut bien le dire, devant l'inflation de dispositifs censés détecter les risques psycho-sociaux sous forme d'observatoires ou d'indices en tous genres, le diagnostic sur le stress semble quelque peu bâclé. Trois mythes, en particulier, doivent être dissipés.
Le premier d'entre eux est celui du management. On ne cesse d'associer stress et harcèlement, et de voir une cause dans un soi-disant style de management. L'apparence des faits légitime cette analyse, leur réalité l'infirme. Le stress est un symptôme mondial. Les causes en sont connues ; pression exercée sur les salariés au nom de la rentabilité, mondialisation, chômage, sans oublier les sollicitations permanentes d'un temps réel rythmé par les technologies de l'information et de la communication.
Ce qui cesse d'être mondial parce que propre à la France, c'est le thème de la souffrance au travail, popularisé par Christophe Dejours il y a déjà dix ans. La conversion du stress en souffrance est un symptôme national dont la mise en scène s'organise autour d'un pouvoir soupçonné de harcèlement volontaire et d'une victime que cette souffrance pousserait au suicide. Il y a chez nous ce réflexe largement partagé consistant à mettre en accusation des personnes, là où dans des pays comme ceux de l'Europe du Nord, on a conscience que dans un monde qui change très vite, ce sont les structures qui doivent s'adapter en premier. Dans un pays où l'on est convaincu que l'enfer c'est les autres, l'action collective est plus volontiers envisagée sous l'angle d'un huis clos infernal entre personnes que sous son aspect institutionnel.
Le deuxième mythe sur le stress est la question de son coût. On ne cesse d'avancer que l'absentéisme et le manque d'efficacité sont un coût économique, comme si la lutte contre le mal n'allait pas de soi et devait être justifiée. Or, en matière de coût il est préférable de raisonner sur des soldes que sur des postes isolés. L'économie du stress est malheureusement globalement positive, son coût apparent étant largement compensé et dépassé par ses bénéfices. Il suffit pour s'en rendre compte de voir comment un titre s'apprécie en Bourse sur simple annonce d'un plan de licenciement. Tout indique aujourd'hui, dans la vie des affaires, que ce qui pour les personnes est facteur de stress sera pour certaines institutions financières une source de bénéfice dans des proportions qui demeurent largement favorables aux secondes. Il faut voir les choses en face ; ce qui est un coût pour elles, c'est la ressource humaine en tant que telle, et non sa souffrance.
Dernier mythe enfin, celui d'une corrélation entre l'épanouissement des salariés et la rentabilité de l'entreprise. On entend souvent dire qu'une entreprise n'est performante que si ses salariés sont heureux. L'expérience indique systématiquement le contraire. Les exemples ne manquent pas. Renault, à l'ambiance chroniquement tendue depuis l'origine, est le seul des deux survivants français d'un secteur automobile qui comptait plus de cent acteurs au début du XXe siècle. Qui veut croire aujourd'hui qu'Apple, Wall-Mart ou Toyota sont des havres de bonheur ? On ne conteste pas en revanche leur place de leaders.
Il est important de ne pas se tromper de cible. On cherche à mesurer ce qui, au fond, relève de phénomènes à la fois culturels et inconscients. Ce n'est pas seulement en quantifiant les suicides et les risques qui les induisent qu'on parviendra à contenir le mal, même si la démarche est fort utile. Chiffrer, c'est constater, c'est s'en remettre une fois de plus à ce que Robert Musil qualifiait d'arrogant langage des mathématiques. Démonter les mécanismes institués produisant de la souffrance appelle un autre type de langage, celui qui privilégie le sens des faits par rapport à leur mesure.
En France, ce n'est pas tant le stress qui génère de la souffrance que la misère institutionnelle de nos entreprises qui livrent les individus en pâture à des remèdes dont l'apparence technique, sous forme de sondages, questionnaires et formation au management, suffit à les rendre légitimes. Ce sont là des applications maladroites de pratiques anglo-saxonnes qui n'ont de sens que dans leur contexte culturel d'origine. Le choix des moyens présuppose une certaine conscience des fins.
Didier Toussaint est consultant DIT et co-auteur de Vers un autre monde économique (ouvrage collectif), éd. Descartes & Cie, Paris, 2009.
Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 28.01.10.
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