dimanche 30 mai 2010

Comment la matière l'a emporté de justesse sur l'antimatière

par Pierre Le Hir

Si l'on en croit le modèle standard de la physique, la page de journal où est imprimé cet article, ou l'écran sur lequel il s'affiche, ne devraient pas exister. Pas plus que les journalistes, les lecteurs, ni rien d'autre. Pas de galaxies, d'étoiles, de planètes. Pas de vie. Pourtant, nous sommes vivants, et le monde qui nous entoure bien réel. Parce que l'Univers a choisi la matière plutôt que l'antimatière. De très peu : une infime pincée supplémentaire de la première, qui a suffi à faire toute la différence. Pourquoi, comment ?

Des expériences menées au Fermilab de Chicago, avec le détecteur DZero du Tevatron - le collisionneur de particules le plus puissant au monde après le Large Hadron Collider (LHC) de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) de Genève -, lèvent peut-être un coin du voile. Tout en ébranlant le socle de la physique fondamentale. Ces travaux, auxquels participent 500 physiciens de 19 pays, parmi lesquels une cinquantaine de chercheurs français du CNRS et du Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA), ont été soumis pour publication à la revue Physics Review D.

En théorie, lors du Big Bang originel, voilà 13,7 milliards d'années, matière et antimatière ont été formées en quantités égales. Leurs composants élémentaires sont de même masse, mais de charge électrique opposée, à chaque particule de matière correspondant une antiparticule : ainsi de l'électron, de charge négative, et du positon, chargé positivement.

Or, lorsqu'une particule et une antiparticule se rencontrent, elles disparaissent dans un flash de lumière, leur masse se transformant en énergie. Si matière et antimatière étaient restées en quantités égales, elles auraient donc dû s'annihiler. A moins de supposer que l'Univers s'est scindé en domaines distincts, faits soit de matière, soit d'antimatière. Mais, alors, des déflagrations devraient se produire en permanence aux frontières de ces domaines, créant des rayons gamma cosmiques parvenant jusqu'à la Terre.

Les calculs montrent que, compte tenu du flux de ces rayons gamma, de tels domaines auraient au moins la taille de la totalité de l'Univers visible. Conclusion : l'antimatière primitive a totalement disparu de notre Univers. Celle qu'observent aujourd'hui les physiciens provient des rayons gamma heurtant l'atmosphère terrestre, ou des collisionneurs où elle est fabriquée en très petites quantités.

"VIOLATION DE SYMÉTRIE"

Les cosmologistes imaginent que l'Univers primordial a connu à ses tout premiers instants, alors qu'il était encore extrêmement dense et chaud, une phase de transition au cours de laquelle son équilibre thermodynamique a été rompu, explique Antonio Riotto, du groupe de recherche théorique du CERN. Une particule de matière sur 10 milliards aurait survécu à l'annihilation générale entre particules et antiparticules. C'est de ces rescapées que serait né le monde que nous connaissons.

A la fin des années 1960, le physicien russe Andreï Sakharov (Prix Nobel de la paix en 1975) a suggéré que des forces agissaient de façon différenciée entre matière et antimatière, provoquant une "violation de symétrie" entre particule et antiparticule. Cette asymétrie a ensuite été mise en évidence par plusieurs expériences.

La percée réalisée par les chercheurs du Fermilab, qui ont procédé, pendant huit ans, à plusieurs centaines de milliards de milliards de collisions entre protons et antiprotons, est d'avoir mesuré une différence de 1 % entre le nombre de particules (des muons) et d'antiparticules (des antimuons) générées par ces chocs, rapporte Marc Besançon (CEA). Un écart considérable que - c'est le plus vertigineux de l'histoire - le modèle standard de la physique, qui prévoit un taux d'asymétrie inférieur à 1 pour 1 000, est impuissant à expliquer.

Ces résultats ne pourront qu'aiguillonner les équipes du CERN, dont l'un des détecteurs, le LHCb, est dédié à l'étude de l'asymétrie entre matière et antimatière. S'ils demandent à être validés par de nouvelles mesures, ils marquent, commentent les chercheurs, une "nouvelle étape vers la compréhension de la prédominance de la matière dans l'Univers ", en faisant apparaître "l'existence de nouveaux phénomènes qui dépassent nos connaissances actuelles". Et qui appellent rien de moins qu'une nouvelle physique.

Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 28.05.10.
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