Le modèle du Big Bang est fragile
Entretien avec Jean-Marc Bonnet-Bidaud
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Jean-Marc Bonnet-Bidaud
est astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies
alternatives (CEA), spécialiste de l'astronomie des hautes énergies et
des étoiles en fin de vie. Avec l'historien et philosophe des sciences
Thomas Lepeltier, il a co-dirigé la publication de l'ouvrage collectif
Un autre cosmos ?
qui vient de paraître dans la collection "Philosophie des sciences" de
l'éditeur Vuibert (150 p., 19 €). L'idée centrale du livre est d'inciter
les chercheurs à se pencher sur des modèles cosmologiques alternatifs à
celui du Big Bang. Celui-ci suppose notamment l'existence d'une matière
et d'une énergie dites noires, qui composent à elles seules plus de 95 %
du contenu de l'Univers, et dont la nature reste inconnue à ce jour. La
matière ordinaire dont sont faits les étoiles, les planètes et ce qui
se trouve à leur surface ne compte en effet, selon ce modèle, que pour
moins de 5 % du total.
Une étude à paraître dans The Astrophysical Journal signale, à partir de l’étude du mouvement de plus de 400 étoiles proches de nous, l'absence curieuse de la matière noire
dans l’environnement immédiat du Soleil. Si d'autres travaux le
confirment, cela pourrait poser un problème au modèle qui décrit notre
Univers et son histoire. De manière plus générale, ce modèle standard de
la cosmologie comprend 95 % d'inconnues. Est-ce que cela ne fait pas
beaucoup ?
Cela me paraît vraiment beaucoup pour dire, comme l'affirment
certains, que nous avons pratiquement tout résolu et que la cosmologie
est devenue désormais une science de précision. Pour le physicien que je
suis, ces inconnues fragilisent le modèle que l'on a de l'Univers.
C’est la raison pour laquelle nous voulons, par ce livre collectif,
essayer d’ouvrir d’autres horizons.
Quels sont les grands problèmes auxquels se heurte selon vous ce modèle cosmologique ?
Enormément de questions se posent et nous avons sélectionné six
aspects différents, pour lesquels le débat scientifique devrait être
ouvert mais ne l'est pas. Le modèle du Big Bang, qui nous explique
comment l'Univers s'est construit et a évolué, est basé sur des
hypothèses très strictes et très restrictives. Nous avons essayé d'avoir
une vision plus large en analysant ces hypothèses et en expliquant
qu'il pouvait avoir d'autres façons que celle du modèle standard
d'aborder ces six grands domaines. Il y a tout d'abord la géométrie du
cosmos et l'outil que l'on utilise pour y mesurer les distances. Un
changement même mineur de cette mesure change totalement l’évolution de
l’Univers. Le deuxième aspect, c'est la fameuse question de l'expansion
de l'Univers : nous observons
un décalage vers le rouge de la lumière d'objets lointains
et nous en déduisons que l'Univers se dilate. Mais cette interprétation
n'est qu’une des hypothèses possibles et l'on n'a pas forcément besoin
d'avoir un Univers en expansion pour obtenir ce décalage vers le rouge
de la lumière. C'est important car il s'agit de la base même du modèle
du Big Bang. Le troisième point est la formation des éléments légers
dans l'Univers, qui a longtemps été présentée comme une preuve absolue
du Big Bang. En réalité, pour être cohérent, il faudrait maintenant
revenir sur ces calculs pour y intégrer par exemple le rôle possible de
la matière noire. Le quatrième aspect est un élément essentiel à l'heure
actuelle de la cosmologie moderne :
le fameux rayonnement fossile.
C'est cette lumière diffuse, observée dans le domaine des micro-ondes,
qui baigne tout l'Univers. Après sa découverte en 1965, elle a servi à
la renaissance du modèle du Big Bang, qui la considère comme la trace
refroidie d'un Univers autrefois dense et chaud. Cette interprétation
est certes plausible mais elle reste seulement une hypothèse car aucune
mesure physique ne peut actuellement confirmer de façon indiscutable
qu’il s’agit du rayonnement du fond de l’Univers et ce rayonnement
pourrait aussi bien être produit plus localement par d'autres processus
physiques.
Il y a également la question de ces mystérieuses matière et énergie noires...
Thomas Buchert, qui enseigne la
cosmologie à l'université de Lyon et qui a écrit un chapitre à ce sujet
dans le livre, se dit, comme tout physicien, qu'il est très ennuyeux de
décrire un Univers avec des inconnues. Il s'est donc intéressé aux
hypothèses de base de la cosmologie. On a été amené, pour pouvoir
résoudre les équations de la relativité qui concernent l'évolution de
l'Univers, à adopter les hypothèses très simples – trop probablement par
rapport à la complexité naturelle – d'un cosmos homogène et isotrope,
c'est-à-dire identique dans toutes les directions. En introduisant de
petites modifications dans l'homogénéité de l'Univers, Thomas Buchert et
d'autres chercheurs sont capables de montrer que l'on peut se passer de
matière et d'énergie noires ! Il reste encore à rendre compte de toutes
les observations mais c'est une des avancées récentes de la cosmologie
qui n'est guère mise en avant, alors même qu'elle n'invente pas de
processus ou de composantes qui ne soient pas observables et qu'elle
modifie seulement des hypothèses de départ probablement trop simplistes.
La dernière pierre d'achoppement que votre livre évoque est la question de l'inflation.
Pour que le modèle du Big Bang marche, en plus de lui rajouter de la
matière et de l'énergie noires, il faut aussi que, dans les temps très
proches du début de l'expansion, l'Univers ait connu une accélération
phénoménale (une dilatation d'un facteur 1050 en une fraction
de seconde), qui aurait permis d'uniformiser sa densité et sa
température. Or on ignore quel processus physique a pu l'engendrer car
il faut injecter une énergie incroyable pour accomplir cette inflation.
Là aussi, d'autres visions sont possibles qui s'en dispensent, et
notamment un modèle cyclique de contractions-dilatations de l'Univers.
Il faut cependant bien avouer que tous ces modèles restent très
spéculatifs. Plus largement, nous voulions mettre le doigt sur le fait
que nous n'avons sans doute pas de théorie correcte de la gravitation.
Même chose pour la théorie de la matière : le modèle standard de la
physique des particules doit lui aussi être amélioré. On est donc
condamné à un pari sur l’avenir. Tous ces bémols devraient conduire les
cosmologistes à être plus prudents et modestes...
En réclamant un réexamen sans tabou de notre façon de voir le
cosmos, cet ouvrage de philosophie des sciences a un côté iconoclaste.
Avez-vous rencontré des difficultés pour le réaliser ?
Nous tenions à avoir l'avis de chercheurs respectés qui travaillaient
dans le cadre du Big Bang, en leur demandant de se faire l'avocat du
diable dans leurs domaines. Nous voulions aussi travailler de préférence
avec des auteurs français. Mais l'un d'eux a trouvé intolérable que des
scientifiques puissent contester le Big Bang et il a fait campagne
auprès de certains autres, qui ont ensuite poliment décliné notre
offre... Malgré ces difficultés, le cahier des charges est respecté.
Mais, en tant que scientifique, je ne comprends pas qu'un tel débat
puisse poser des problèmes ni qu'on veuille faire obstacle à tout ce qui
peut scientifiquement alimenter une vision critique du discours
dominant. En lisant l'article dont vous faisiez état au début de notre
discussion,
sur l'absence surprenante de matière noire dans le disque de notre galaxie, j'ai relevé une phrase amusante :
"Nous
avons le sentiment que toute tentative d'interprétation ou
d'explication de nos résultats qui irait au-delà de celle présentée dans
cet article serait hautement spéculative à ce stade." Comme si les
auteurs, effrayés eux-mêmes de ne pas avoir trouvé ce qu'il "fallait"
trouver, disaient "Surtout n'utilisez pas nos résultats !". Il y a comme
une pression pour diminuer l'impact des résultats discordants alors que
normalement, dans la science, c'est le contraire qu'il faut faire.
Dans ce livre, vous "remerciez" les astrophysiciens et les
cosmologistes qui vous ont traités par le mépris... En caricaturant, on a
l'impression qu'il faut accepter le modèle dominant pour avoir le droit
de faire de la cosmologie et d'entrer dans la caste. Qu'est-ce que cela
nous dit sur le fonctionnement de la recherche ?
Cela nous dit quelque chose de pas très amusant. Il y a de nombreux
cas dans l'histoire qui montrent que quand on s'accroche à une
description, quand les pensées se figent et deviennent très peu
perméables aux critiques, la science perd dix, vingt ans, voire des
siècles. J'aimerais bien que la science bouge, que les débats
s'instaurent, que les connaissances progressent, mais j'ai le sentiment
personnel que cet aspect frigorifié ralentit l'avancée de la recherche.
C'est peut-être lié à son économie : pour proposer un projet, il faut
pratiquement que vous soyez sûr du résultat que vous allez trouver. Or
ce n'est pas la démarche naturelle de la science : on devrait explorer
et faire autant d'expériences pour invalider les concepts que pour les
valider. Dans ce livre, nous voulions souligner à quel point notre
conception de l'Univers est fragile. Le modèle du Big Bang nous sert de
colonne vertébrale et je n'ai rien contre. Cette façon de penser
l'Univers dans sa globalité et son évolution était un bon excitateur de
neurones au départ. Mais cela fait sans doute vingt ou trente ans qu'on
aurait dû s'apercevoir qu'on est sur une forme de fausse piste. Quand
cela ne marche pas, il faut regarder ailleurs mais trop peu d'efforts
sont faits dans cette direction. On ne veut pas trop aller dans
l'inconnu et il faudra sans doute des découvertes fortuites très fortes
pour faire basculer les choses. Je serais un jeune chercheur, je serais
moyennement enthousiaste à l'idée de me lancer dans la cosmologie
puisqu'on nous dit que tout est trouvé. Cela me fait penser à lord
Kelvin qui prétendait, à la fin du XIXe siècle qu'il n'y
avait plus rien à découvrir en physique et qu'on allait seulement
raffiner des décimales. C'était juste quelques années avant l'arrivée de
la relativité et la mécanique quantique...
(Crédit photo : François Guenet / Fedephoto.com)