Par Pierre Le Hir
Champagne au frais et ambiance fiévreuse, mardi 30 mars au petit matin, à l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) de Genève. Une expérience jamais réalisée, à partir du Large Hadron Collider (LHC, "grand collisionneur de hadrons"), le plus grand instrument scientifique du monde, doit peut être permettre d'éclaircir le mystère de la création de l'Univers. Dans les salles de contrôle, les équipes retenaient leur souffle. Une tension comparable à celle qui précède, à Cap Canaveral ou à Kourou, le lancement d'une navette ou d'une fusée Ariane. Jusqu'à la dernière minute, un paramètre non conforme pouvait faire retarder le tir. Non pas d'un lourd engin spatial, mais de minuscules faisceaux de particules subatomiques. Un défi technologique tout aussi complexe. "Cela revient un peu à lancer des aiguilles à travers l'Atlantique et à les faire entrer en collision à mi-parcours", expliquait Steve Myers, directeur des accélérateurs.
"Nous sommes prêts, et nous sommes confiants", assurait, quelques jours plus tôt, le directeur général du CERN, Rolf-Dieter Heuer. "Mais, ajoutait-il, nous ne sommes jamais à l'abri d'un incident. Il s'agit d'une machine nouvelle, pas d'une machine de série. Il faudra peut-être des heures, voire des jours, pour obtenir des collisions." Les chercheurs s'apprêtaient à provoquer, dans l'anneau de 27 km de circonférence enfoui, à 100 m sous terre, à la frontière franco-suisse, les premiers chocs entre protons à 7 millions de millions d'électrons-volts (7 tera-électrons-volts ou TeV). Une énergie encore jamais atteinte dans un accélérateur de particules. Trois fois et demie celle de l'instrument jusqu'alors le plus puissant, le Tevatron américain du Fermilab de Chicago, limité à 2 TeV.
Une collision titanesque
De quoi sont faites, par exemple, la matière noire et l'énergie sombre qui forment 96 % de l'Univers, dont nous ne connaissons qu'une infime partie ? Qu'est devenue l'antimatière qui, à l'aube de l'espace-temps, a sans doute été produite en même quantité que la matière, mais dont il ne reste plus trace ? Pourquoi les particules ont-elles une masse, et pourquoi certaines sont-elles lourdes et d'autres légères ? Le boson de Higgs, postulé par la théorie mais jamais observé, est-il la clé de cette masse ? Comment, encore, la "soupe primordiale" de l'Univers s'est-elle transformée, en quelques millièmes de seconde, en protons et en neutrons qui allaient donner naissance aux noyaux, aux atomes, puis aux étoiles et aux galaxies ? Existe-t-il des dimensions cachées, comme l'imagine un étrange scénario selon lequel les particules fondamentales ne ressemblent pas à des points, mais à des cordes en vibration? Nul ne sait si le LHC résoudra ces énigmes.
Les physiciens sont hommes de grande foi. Et de grande humilité. De la foi, il en faut pour construire, avec la ferveur des bâtisseurs de cathédrales, de gigantesques détecteurs où ils vont guetter, sans relâche, un signe venu de l'au-delà du monde visible. De l'humilité aussi, pour surmonter les coups du sort qui se sont acharnés sur eux. En septembre 2008, neuf jours après sa mise en service, une panne a plongé la machine dans le noir absolu.
Une nouvelle physique aux lois inconnues
"La patience paie", se réjouit aujourd'hui le patron du CERN. Depuis son redémarrage, en novembre 2009, le LHC aligne les succès. Fin novembre, des faisceaux de protons de 1,18 TeV ont circulé – sans se croiser – dans la boucle. En décembre ont été enregistrées des collisions à 2,36 TeV, qui amélioraient déjà, d'une courte tête, le record détenu depuis 2001 par la machine américaine. Enfin, le 19 mars, des faisceaux séparés ont été accélérés à 3,5 TeV. Restait le test crucial, tenté ce mardi : faire se percuter les faisceaux de protons, pour atteindre 7 TeV. Si tout va bien, annonce le CERN, le LHC sera exploité en continu "pendant une période allant de dix-huit à vingt-quatre mois, avec un court arrêt technique à la fin de 2010". Avant de monter en régime jusqu'à son énergie maximale de 14 TeV. Deux escadrons de chacun sept moustiques se heurtant de plein fouet pour le progrès de la science.
Car cette débauche d'énergie n'a d'autre finalité que l'avancée de la connaissance. L'espoir de voir naître une physique aux lois encore inconnues. Obligeant peut-être à repenser notre représentation du monde. "Les premières collisions de protons à haute énergie sont un événement très attendu par les physiciens du monde entier, pour lesquels de nouveaux horizons scientifiques s'ouvriront", piaffent d'impatience le CNRS et le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), très impliqués dans ces travaux.
Nous sommes ici dans un pur sanctuaire de la recherche fondamentale. Même si le CERN s'enorgueillit d'être à l'origine du Web – inventé en 1989 pour permettre aux scientifiques de partager leurs informations – et d'avoir fait progresser les systèmes de calcul – chaque année, le LHC va collecter une masse de données équivalant à une pile de CD haute de 20 km –, les expériences n'auront aucune retombée pratique. Du moins à court ou à moyen terme. "La recherche fondamentale a toujours des applications, mais on ne sait jamais quand ni dans quel domaine", assure M. Heuer.
C'est toute la beauté de cette aventure. A l'heure de la "science utile", des nations – le CERN regroupe vingt Etats membres et cinq autres, Chypre, Israël, la Serbie, la Slovénie et la Turquie, ont fait acte de candidature – n'ont pas hésité à investir près de 4 milliards d'euros dans cet instrument. Et à en faire bénéficier 10 000 chercheurs de 85 pays. Déjà, cette communauté se projette dans le futur. Deux nouveaux accélérateurs sont à l'étude, pour prendre le relais du LHC à l'horizon 2025. Et repousser encore les frontières de la physique. Ou de la métaphysique ?
Article paru dans l'édition du journal Le Monde du 30.03.10.
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