jeudi 23 septembre 2010

Corrélations et complexité du réel

A la recherche d'un éventuel Réel quantique

par Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin


En présentant dans notre rubrique Livres en bref (sur le site d'Automates Intelligents) le dernier livre de Stephen Hawking, The Great Design, co-écrit avec le physicien Leonard Mlodinow, nous indiquions ceci :

« Stephen Hawking et son collègue et co-auteur estiment que la découverte en 1992 d'une planète orbitant autour d'une autre étoile que le soleil (découverte suivie depuis de dizaines d'autres) oblige à déconstruire la vision d'Isaac Newton selon laquelle l'univers n'est pas sorti du chaos. On sait que, pour Newton, du fait de son ordre parfait, l'univers aurait été créé par Dieu.
Pour les auteurs, la découverte de systèmes planétaires lointains dément les affirmations des partisans du principe anthropique fort, selon laquelle des paramètres soigneusement choisis ont permis l'apparition de l'homme sur la Terre. Le fait que le Soleil soit unique (au lieu d'être double comme dans certains systèmes), qu'il soit situé à la bonne distance de la Terre et qu'il soit doté d'une masse adéquate, sont de simples coïncidences dues au hasard des lois physiques.
Ajoutons que l'on pourra en dire autant de ces lois et au-delà des constantes cosmologiques, dont les défenseurs du même principe anthropique disent qu'elles ont été réglées au millimètre près (fine tuned) pour que l'homme puisse apparaître.
Le livre ne se limite pas à énoncer ce qui pour les scientifiques matérialistes constitue une évidence. Il reprend les réponses que peuvent apporter les hypothèses de la physique et de la cosmologie moderne aux grandes questions philosophiques: quand et comment a commencé l'univers ? Pourquoi nous y trouvons-nous ? Pourquoi quelque chose au lien de rien ? Qu'est-ce que la réalité ? Pourquoi les constantes physiques semblent-elles justifier notre présence ? Et finalement, la science offre-t-elle d'autres perspectives que le recours à un Grand Dessein ou un Grand Créateur pour expliquer tout ce qu'elle observe ?
Parmi les réponses de la science qu'ils recensent, les auteurs se réfèrent à une interprétation de la mécanique quantique dite du multivers, souvent évoquée sur notre site, selon laquelle le cosmos n'a pas une seule histoire. Toutes les histoires possibles de l'univers coexistent simultanément. Mais cela, appliqué à l'univers dans sa totalité remet en question la relation entre la cause et l'effet, indispensable à la science quotidienne.
Pour Hawking et Mlodinow, le fait que le passé n'aurait pas une forme bien définie signifie que nous créons l'histoire de l'Univers en l' « observant » autrement dit en y agissant. Ce n'est donc pas l'histoire passée de l'univers qui nous crée. On retrouve là les conclusions des travaux de Mioara Mugur-Schächter, résumés par le concept de MCR, Méthode de Conceptualisation Relativisée. A leurs yeux, nous sommes nous-mêmes le produit de fluctuations quantiques inhérentes à l'univers dans sa toute première forme. Selon eux, la mécanique quantique prédit de façon très solide le multivers, hypothèse selon laquelle notre univers n'est que l'un des nombreux univers qui apparurent (ou peuvent encore apparaître) spontanément à partir du vide quantique, chacun d'eux doté de lois fondamentales différentes. »


Les lecteurs de notre site savent que le concept de multivers, souvent évoqué dans nos colonnes, rencontre à la fois un accord assez général des physiciens quantiques et une défiance de la plupart des autres scientifiques, du fait notamment qu'à ce jour il n'a pas paru directement observable. Il paraît donc intéressant de faire le point sur la façon dont il est aujourd'hui reçu, en s'appuyant sur les travaux récents.

Derrière l'hypothèse du multivers, se pose directement celle encore plus fondamentale de la Réalité. Nous venons de voir ce qu'en pensent Hawking et Mlodinow. Mais le profane pourrait se dire que le concept de multivers n'évacue pas l'idée qu'il existe une réalité sous-jacente aux descriptions de la science. Elle serait seulement plus complexe que ce que la science, elle-même limitée par les capacités cognitives de notre cerveau, pourrait se représenter.

Avec un petit effort cependant, on pourrait imaginer des univers multiples, s'étendant à l'infini. Le concept même d'infini est d'ailleurs utilisé depuis des temps immémoriaux par les religions, puis plus récemment par les mathématiques. Sans se le formuler nettement, ceux qui l'emploient considèrent qu'il correspond à quelque chose de réel, se situant « hors de notre réalité à nous » mais appartenant à un réel de catégorie supérieure. Dans cet esprit, les concepts mathématiques utilisés par les sciences dites réalistes, par exemple la mécanique newtonienne décrivant la gravité, sont des symboles pertinents pour se représenter le réel. Mais le réel ne s'éclipse pas derrière ces symboles. Il est toujours là. On doit par conséquent constamment améliorer les formulations mathématiques pour se rapprocher de ce réel en soi, quitte à se résigner à ne jamais pouvoir l'atteindre pleinement.

Dans l'esprit de ceux - sans doute rares selon Feynman - qui l'ont comprise, la mécanique quantique postule tout autre chose. Ses structures mathématiques, autrement dit son formalisme (fonctions d'onde, vecteurs d'état, matrices, espace de Hilbert), n'ont pas et ne cherchent pas à avoir de relations avec l'hypothèse d'un Réel dont, selon une formule célèbre de Laplace s'appliquant à Dieu, elle n'a pas besoin. Le paradoxe est que, si ces structures mathématiques opèrent parfaitement bien dans le monde de la physique macroscopique quotidienne, il n'est pas possible de les rattacher à un ensemble de principes ou postulats dont elles dériveraient. Certains diront qu'il en est de même de la physique newtonienne, dont les postulats de base ressemblent beaucoup à des choix philosophiques puisqu'ils ne sont pas vérifiables.

Mais, comme rappelé ci-dessus, Newton et ses successeurs n'ont jamais évacué la question de la réalité du Réel sous-jacent à leurs descriptions mathématiques du monde. Or la physique quantique adopte un point de vue différent. Certains de ses représentants évoquent parfois un « monde quantique » ou infra-quantique sous-jacent à ce que décrit le formalisme, mais il s'agit d'une manière de parler car ce terme de monde quantique ne peut susciter de recherches destinées à en préciser le contenu. La recherche de « variables cachées », qui avaient été évoquées par Louis de Broglie puis David Bohm dès les premières années de la physique quantique, n'a toujours pas abouti(1). L'idée dominante face au mystère du monde quantique pourrait ainsi être résumée par cette expression de la police urbaine après un attentat : « circulez, il n'y a rien à voir ».

Depuis quelques années cependant, certains jeunes physiciens s'efforcent de trouver des méthodes permettant, non de décrire le monde quantique en termes réalistes - ce qui ne sera jamais sans doute possible à moins de découvrir une loi qui serait déjà opérante parmi nous et que nous n'aurions pas vu jusqu'ici (comme Newton l'avait fait de la gravité), mais de réduire quelques unes des incertitudes ou bizarreries qui donnent son originalité épistémologique à la mécanique quantique.

Le multivers

Une première direction en ce sens peut être signalée. Il s'agit précisément de la question du multivers évoquée au début de cet article.

Pourquoi se mettre en peine à cet égard puisque en termes observationnels, le fait que dans un univers supposé parallèle au nôtre, et en application du principe d'incertitude, un autre moi découvre un chat de Schrödinger mort alors que moi je l'avais observé vivant n'est d'aucune importance [nb : à propos du chat de Schrödinger, consulter l'article de Christophe Jacquemin Petit rappel sur la décohérence et la réduction de la fonction d'onde]. Ce qui compte et comptera toujours pour moi est mon chat à moi, même si dans une infinité d'univers parallèle, une infinité d'observateurs analogues à moi constatent la vie ou la mort d'une infinité de chats.

Les probabilités de trouver le chat soit vivant soit mort se calculent en utilisant une fonction complexe représentant l'état de la particule radioactive commandant l'ouverture de la bouteille de gaz toxique supposée tuer le pauvre animal. Il s'agit de la fonction d'onde et le principe dit de Born permet de calculer la probabilité de trouver le chat vivant ou mort. Mais s'il existe une multiplicité d'univers, que deviendra cette probabilité à l'échelle de l'ensemble de ces univers ?

Récemment les physiciens Anthony Aguirre, Max Tegmark et David Layzer ont suggéré(2) une « interprétation cosmologique » de la mécanique quantique. Selon cette interprétation, la fonction d'onde décrirait l'ensemble « réel » de systèmes quantiques identiques dotés d'autant d'observateurs obtenant chacun des résultats différents. Il ne serait plus besoin de faire appel à la règle de Born pour connaître la probabilité de trouver le chat vivant ou mort, il suffirait de dénombrer les observateurs et leurs observations. Il n'y aurait plus alors d'incertitude globale. L'incertitude quantique serait alors locale, si l'on peut dire. Elle serait attribuable à l'incapacité de tel observateur individuel à se localiser dans cet ensemble.

Bel avantage, dira-t-on, puisque ce dénombrement serait irréalisable, du fait de l'impossibilité d'accéder aux différents univers du multivers. Mais pour les auteurs, leur proposition a l'avantage de tuer, non le chat, mais l'hypothèse du multivers, qui devient inutile. Le physicien se retrouve dans l'interprétation classique dite de Copenhague, ne postulant qu'un univers mais reposant sur le principe d'incertitude. Sauf que ce principe d'incertitude ne fait pas appel ce que l'on pourrait appeler le caractère définitivement étrange (weird) du monde quantique. Le monde quantique serait en ce cas « réel », au sens du réalisme traditionnel, bien que composé d'une infinité d'univers.

Certes pour connaître la probabilité de survenue de tel événement, nous serions comme avant obligé de faire appel aux probabilités, c'est-à-dire à la fonction d'onde et à la règle de Born. Mais beaucoup de physiciens déconcertés par le principe d'incertitude pourraient alors nourrir l'espoir, en s'appuyant sur l'hypothèse que le monde quantique est d'une façon ou d'une autre réel, envisager de nouvelles approches permettant de préciser cette réalité, non seulement en termes de formulations mathématiques, mais pourquoi pas un jour d'expériences sur le terrain. Ainsi pourrait-on espérer pouvoir un jour comprendre la raison du caractère probabiliste du monde quantique, qui reste évidemment encore à découvrir(3).

Les corrélations quantiques

On ne se trompera pas en pensant que cette première approche ne suffira pas à satisfaire ceux qui voudraient élucider la raison des caractères intrinsèquement bizarres du monde quantique. On trouve une autre piste.dans un article du NewScientist dont la publication a précédé de quelques jours celle citée ci-dessus(4). Elle est principalement explorée par le physicien Caslav Brukner de l'université de Vienne(5). Ce savant voudrait revenir sur ce qu'il estime être une démission de la physique quantique face à l'effort de mieux comprendre ce que serait une réalité quantique, autrement dit un monde quantique de type réel sous-jacent au nôtre. Pour cela, il propose de retrouver la démarche qui a toujours été celle de la science : observer, élaborer des hypothèses de lois, en déduire des hypothèses de faits et soumettre ces dernières à l'expérimentation.

Mais par où commencer ? Brukner juge inopérant de rejoindre les nombreuses équipes qui dans le cadre de la gravitation quantique s'efforcent, sans succès à ce jour, de concilier gravitation et mécanique quantique. Pour lui, comme pour des chercheurs explorant des pistes voisines, plutôt qu'aborder la question à partir de la gravité comme le font les théoriciens de la théorie des cordes, mieux vaudrait le faire par l'autre extrémité, c'est-à-dire en approfondissant les fondements physiques de la mécanique quantique elle-même. Une relecture critique de la question des corrélations quantiques leur paraît offrir une voie.

On appelle corrélation le fait que deux corps ou événements non connectés puissent disposer d'états similaires, en fonction de ce que permet ou non la théorie s'y appliquant. Dans la physique classique ces corrélations ne peuvent se produire que si d'une part les objets ou événements disposent de propriétés réelles intrinsèques et si, d'autre part, ils partagent la même localité ou, en le disant autrement, si leurs propriétés ne sont pas définies par des influences extérieures. Il s'agit des conditions de réalisme et de localité.

Pour la théorie quantique de la corrélation, ces deux conditions ne sont pas nécessaires. Cette théorie définit dans ses termes propres les conditions selon lesquelles des objets apparemment non corrélés peuvent l'être, comme dans le cas de plus en plus étudié de l'intrication (entanglement). Or des chercheurs ont montré que des lois physiques simples non quantiques permettent des corrélations encore plus grandes que celles permises par la corrélation quantique. Le monde qui en résulterait serait très bizarre. Le moindre des gestes entraînerait un grand nombre de conséquences corrélées, si bien que la vie et l'évolution y deviendraient impossibles. Ce serait le cas, cité dans l'article de Webb, d'un monde n'obéissant qu'à une seule règle, celle selon laquelle la cause et l'effet ne peuvent se propager plus vite que la lumière (principe de « causalité relativiste »).

Or la physique quantique est loin de permettre des corrélations aussi systématiques. Elle en limite strictement les possibilités. Mais alors se pose la question de savoir pourquoi elle est si restrictive, et quel facteur a déterminé le maximum de degré de corrélation qu'elle admet. En 2001 le physicien Lucien Hardy a proposé un ensemble d'axiomes physiquement plausibles qui devrait suffire à définir la mécanique quantique et elle seule(6). Malheureusement, comme il le reconnaît lui-même, certains de ces axiomes permettent aussi la construction de systèmes mathématiques extérieurs à la théorie quantique.

Mais par la suite, à partir de l'un des axiomes de Hardy, Brukner a développé trois règles décrivant comment, en conformité avec l'expérimentation, la théorie quantique intervient dans le cas du plus simple des systèmes quantiques, à savoir un qbit qui résulte de la superposition de deux états possibles. Si les trois règles de Bruckner s'appliquaient uniquement à la théorie quantique, cela permettrait d'éliminer les autres axiomes de Hardy et conduirait au fondement de l'intrication, la plus significative des corrélations permises par la théorie quantique(7).

Que sont les règles de Brukner ?
  • La première est qu'un qbit peut passer en continu d'un état de superposition à l'autre. Ceci n'est pas possible dans la physique classique.
  • La seconde règle est que l'on ne peut extraire d'un qbit en état de superposition, en le mesurant, qu'un seul bit d'information à la fois.
  • La troisième règle ne s'applique qu'à des systèmes composites de deux ou plusieurs qbits. Connaissant les probabilités que les qbits individuels soient dans un état particulier et les probabilités de corrélation entre eux, on obtient l'état du système complet. Ceci enferme les propriétés de l'intrication entre des états quantiques que l'expérience peut faire apparaître dans le monde réel.
La chose serait alors d'une grande importance. L'intrication quantique, et les expériences qui permettent de la mesurer, lesquelles portent dorénavant sur des systèmes de plusieurs atomes, représentent une base indiscutable. Or seule une théorie aussi précisément corrélée que la théorie quantique peut à la fois obéir à tous les axiomes proposés et produire le type d'intrication quantique observable expérimentalement. Des théories moins précisément corrélées ne produisent aucune intrication. Dans d'autres, on peut mesurer tous les états de tous les qbits d'un système, connaître leurs corrélations et ne pas pouvoir connaître l'état global du système.

Mais pourquoi l'intrication quantique joue-t-elle un tel rôle dans la nature ? La question n'a pas encore de réponse. Pour Brukner, on pourrait envisager que, sans intrication, la matière ordinaire ne serait pas stable ; Il faudrait dans ce cas poursuivre l'observation des états d'intrication dans des corps de plus en plus proches de ceux de la matière ordinaire. Mais beaucoup de chercheurs ne sont pas convaincus. Ils soupçonnent qu'une règle encore à découvrir devrait permettre d'expliquer plus complètement la « réalité » du monde quantique, aussi bizarre que puisse être cette explication. On pourrait alors espérer trouver par une autre voie la relation entre la mécanique quantique et la gravité(8).

On voit en tous cas que le temps n'est plus où, devant la bizarrerie du monde quantique, la réponse la plus courante des physiciens quantiques aux curieux était « circulez, il n'y a rien à voir ».

Notes
(1) Voir sur ce point la discussion avec Michel Gondran "Entretien sur les expériences EPR, interaction d'échange et non-localité".
(2) Anthony Aguirre, Max Tegmark et David Layzer "Born in an Infinite Universe: a Cosmological Interpretation of Quantum Mechanics" http://arxiv.org/abs/1008.1066
(3) Sur ce qui précède, voir un article de Rachel Courland dans le Newscientist du 28 août 2010 dont nous nous sommes inspirés http://www.newscientist.com/article/mg20727753.600-infinite-doppelgangers-may-explain-quantum-probabilities.html?full=true
(4) Voir Richard Webb, "Reality gap"
http://www.newscientist.com/article/mg20727741.300-is-quantum-theory-weird-enough-for-the-real-world.html?full=true
(5)Caslav Brukner : http://homepage.univie.ac.at/caslav.brukner/
(6) Voir Lucien Hardy "Quantum Theory From Five Reasonable Axioms" http://arxiv.org/abs/quant-ph/0101012v4
(7) Voir Borivoje Dakic, Caslav Brukner, "Quantum Theory and Beyond: Is Entanglement Special ? http://arxiv.org/abs/0911.0695
(8) Voir Voir Miguel Navascués, Harald Wunderlich : "A glance beyond the quantum model"
http://rspa.royalsocietypublishing.org/content/466/2115/881.abstract?sid=ec83aa34-dc51-4c20-a77c-8998fff2c503

© Automates Intelligents
93 de septembre 2010
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7 commentaires:

Les Terres Bleues a dit…

Bonjour,

Sans être un spécialiste du type de problématiques telles que vous les posez sur votre site avec beaucoup de compétence à mon avis, je me permets néanmoins de vous faire part de cet assez bref commentaire d’amateur passionné que m’inspire la lecture de l’article de ce 23 septembre intitulé À la recherche d'un éventuel Réel quantique et dont j’ignore si l’introduction est due à vous-même ou si elle doit plutôt être attribuée à Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin.

Quoi qu’il en soit, voilà la raison de mon intervention, je lis dans la première partie du texte la phrase suivante : (…) On retrouve là les conclusions des travaux de Mioara Mugur-Schächter, résumés par le concept de MCR, Méthode de Conceptualisation Relativisée. J’en déduis donc que vous n’ignorez pas ses travaux épistémologiques, pourtant la référence semble disparaître aussi rapidement qu’elle a surgi, et l'on en revient alors aux arguments d’Hawking et Mlodinow.

Quel dommage ! D’autant que la formule "Perspective ternaire de la cognition" placée sous le titre principal est encore visible à ce moment-là sur l’écran, ainsi que votre schéma en triangle reliant le Faire à l’Avoir et à l’Être. Cela m’amène à penser que vous pourriez trouver utile ou opportun le rappel que dans l’Infra-Mécanique quantique et dans MCR justement il existe une relation dite de un-à-un, représentée par une double flèche, qui assigne l’objet à son concept et qui a été décidée consciemment. Cela ne serait-il pas ce que vous appelez le rationnel ?

Si oui, pourquoi ne pas conclure que le troisième terme de la connaissance n’est pas au-dessus des autres, ni devant, ni derrière, mais simplement entre les deux ? Qu’il s’agit bien d’un acte unissant le sujet à l’objet et réciproquement ? Et que ce pas décisif est dû à MMS ?

Cordiales salutations.

Pierre Escaffre

Olivier Penelaud a dit…

Cher monsieur,
Merci pour votre participation et votre intérêt à ce blog. Je vais reprendre vos questions et remarques, et tenter d'y répondre au mieux.

j’ignore si l’introduction est due à vous-même ou si elle doit plutôt être attribuée à Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin.

je lis dans la première partie du texte la phrase suivante : (...) On retrouve là les conclusions des travaux de Mioara Mugur-Schächter, résumés par le concept de MCR, Méthode de Conceptualisation Relativisée. J’en déduis donc que vous n’ignorez pas ses travaux épistémologiques, pourtant la référence semble disparaître aussi rapidement qu’elle a surgi, et l'on en revient alors aux arguments d’Hawking et Mlodinow.

Le texte dans son intégralité est dû aux auteurs présentés, je ne suis donc pour rien dans cette utilisation, peut-être un peu rapide, d'une référence aux travaux de Mioara Mugur-Schächter. Je connais un peu ses travaux dont je retiens surtout la transposition des implications de notre rapport à un réel quantique sous-jacent (cf. identité opérateur-observable), à l'activité scientique même vue alors comme théorie des probabilités généralisée.

Quel dommage ! D’autant que la formule "Perspective ternaire de la cognition" placée sous le titre principal est encore visible à ce moment-là sur l’écran, ainsi que votre schéma en triangle reliant le Faire à l’Avoir et à l’Être.

Oui, cette approche, ou perspective, ternaire de la cognition correspond à une appropriation de la trialectique (du philosophe S. Lupasco et du physicien quantique B. Nicolescu), fondé sur le principe du tiers inclus, pour son intégration (isomorphie de principes) au cadre général des sciences cognitives d'une part, ceci à dessein de proposer une théorie générale de la cognition ; ainsi qu'au cadre plus singulier de la psychologie cognitive d'autre part, pour le développement d'un modèle cognitif de l'individu.
Le concept d'objet étant particulièrement mis à mal dans le cadre des bizarreries quantiques, il me semblait important de traduire - métaphoriquement - les tendances corpusculaires/ondulatoires et informationnelles des "objets" quantiques (i.e. les vecteurs d'états) par des verbes, sous-tendants, par nature, une dynamique. Ontologiquement parlant, l'idée est de quitter le domaine des substances pour celui des structures (ou processus et relations).

Cela m’amène à penser que vous pourriez trouver utile ou opportun le rappel que dans l’Infra-Mécanique quantique et dans MCR justement il existe une relation dite de un-à-un, représentée par une double flèche, qui assigne l’objet à son concept et qui a été décidée consciemment.

Ce que vous appellez "relation de un-à-un" a fait l'objet d'un article que vous pouvez télécharger à Le paradigme de l’énaction aujourd’hui, je vous invite surtout à en parcourir la section 5 traitant précisément de ce que d'autres auteurs, à l'initiative de Varela (cf. théorie cognitive de l'énaction), appellent l'"entre-deux" et de son interprétation dans le cadre de la MQ informationnelle.

Cela ne serait-il pas ce que vous appelez le rationnel ?

Oui et non. Si je vous reprends, vous me proposez un système dual composé d'une part, de l'objet et du concept qui lui est assigné : ce que nous pourrions nommer le quoi ? (i.e. l'ontologie) ; et d'autre part, de la relation, la dynamique "représentée par une double flèche", qui les lie : le comment ? (i.e. l'épistémologie).

Olivier Penelaud a dit…

Tout d'abord, afin de simplifier un peu le discours, sur un plan gnoséologique je préfère parler d'objet, en lieu et place du concept : de sujet et enfin, nous pourrons nommer cette relation à double flèche : une dialectique. Le but est 1) d'éviter de confondre des niveaux de complexité différents : le concept est un produit du sujet dans sa relation à l'objet, il n'y a pas d'équivalence entre sujet et concept, ceci nous évite de rester coincer dans une relation linguistique des choses (type référant/référé) et d'avoir à préciser "décidée consciemment" : là où il y-a du "sujet", il y-a de la "conscience" ; et 2) la notion de dialectique s'oppose directement à toute conception linéaire des choses et nous permet de sortir définitivement des cadres déductif et inductifs classiques pour celui, non linéaire, du complexe (ici, le déductif et l'inductif sont deux modes de raisonnement complémentaires s'inscrivant dans le cadre plus large de l'abductif).
Dans ma conception - ternaire - des choses, même si la relation de "un-à-un", la dialectique donc, est centrale et peut représenter, d'une certaine manière, un véritable point de départ, elle ne fait pas tout. Afin d'être bien clair, je rappelle que je suis psychologue et non physicien, ce qui veut dire que je n'ai aucune prétention à dire ou affirmer comment "est" ou "doit-être" le Réel, je laisse ce travail à mes amis physiciens ; par contre, dans mon activité de recherche, j'ai remarqué que si je voulais pouvoir représenter ce que j'observais au mieux, c.-à-d. dans une perspective dynamique et constructive, il me fallait distinguer trois pôles ou trois tendances (dans le cadre psycho-ergonomique qui était le mien nous avons besoin de séparer l'activité - ce qui est produit - de la tâche - ce qui est prescrit -, ce qui nous donne le ternaire : opérateur-tâche/activité), et dans une attitude très newtonienne, je cherche le formalisme pouvant rendre le mieux compte de ce constat empirique. Ce cadre de travail, comme expliqué auparavant, je l'ai trouvé dans la conception ternaire de Lupasco-Nicolescu, ainsi que dans la perspective informationnelle de la MQ (Bub, Grinbaum, Rovelli, Zeilinger...) qui, je pense, lui donne un nouveau souffle.

Aussi, pour répondre à votre question, si pour moi le rationnel est bien issu du processus collaboratif et constructif exprimé par la dialectique, en aucun cas, je ne confonds processus et produit de ce processus. Pour moi, le produit de ce processus obtient une certaine indépendance dans le sens qu'il ne peut être confondu avec les éléments premiers qui, dans leur relation, lui donne corps, et il acquiert une certaine autonomie dans le sens qu'il est un véritable acteur du système ternaire formé : il agit en retour sur le couple de contradictoires initial. Ce troisième terme est toujours transitoire (e.g. il dure le temps d'une pensée ou de la résolution d'un problème, ou encore, de la réalisation d'une action ou d'une activité), situé (i.e. toujours lié à un contexte et à un époque, un espace et un temps) et incarné (i.e. toujours lié à un système de régles d'un sujet ou d'un collectif : croyances, pensée, cadre de pensée, paradigme, courant, culture...). Le concept universel qui lui correspond le mieux est celui de modèle. Enfin, ce troisième terme - ou tiers inclus - est à considérer sur un autre niveau de réalité.

Olivier Penelaud a dit…

Selon ce mode de description, qui est a considéré, selon la formule de Grinbaum, comme une "pure épistémologie" (i.e. implication d'une incomplétude à tous les niveaux de description, distinction Réel/Réalité...), je distingue les différents plans discursifs selon différents niveaux de réalité, pouvant eux-même être vus comme différents plans de complexité :

- ontologique : sujet-objet/projet ;

- épistémologique : intentionnel-attentionnel/rationnel ;

- métaphysique : imaginaire-réel/réalité ;

- logique : déductif-inductif/abductif ;

- quantique : énergie-matière/information ;

- biologique : structure-constituants/"conscience" ;

- psychologique : identité-alterité/affectivité ;

- cognitif : concept-percept/symbole (ou modèle) ;

- linguistique ou sémiotique : syntaxique-sémantique/pragmatique ;

- ergonomique : opérateur-tâche/activité ;

- ...

Si oui, pourquoi ne pas conclure que le troisième terme de la connaissance n’est pas au-dessus des autres, ni devant, ni derrière, mais simplement entre les deux ? Qu’il s’agit bien d’un acte unissant le sujet à l’objet et réciproquement ?

Et bien, pour toutes les raisons données auparavant, défintivement non. Le mode de description que vous me proposez est celui de l'horizontalité, il est purement immanent ; alors que si je veux pouvoir exprimer une certaine créativité (aussi bien de la nature que de l'humanité), la constructivité de nos connaisances, stratégies, attitudes, comportements..., j'ai besoin de verticalité : de transcendance.

Et que ce pas décisif est dû à MMS ?

Je ne crois pas, il suffit de se référer aux écris à portée philosophique de Heisenberg (cf. Le Manuscrit de 1942, 2003 pour la tr. fr.) ou même dans une autre conception, aux réflexions de Schrödinger (Physique quantique et représentation du monde, 1992 pour la tr. fr.) pour voir que ces questions se sont posées d'elles-mêmes dès l'émergence de la physique quantique. Par contre, il est indéniable que la MCR de MMS représente une vériatble avancée en tant que tentative de formalisation de l'activité scientifique, voyant la MQ comme une épistémologie formalisée de notre rapport au réel.

Cordiales salutations.
Pierre Escaffre


J'espère avoir répondu à vos questions et aussi clairement que possible.
Bien cordialement,
Olivier Penelaud

Les Terres Bleues a dit…

Bonjour,

J'ai vraiment l'impression d'être dépassé par la quantité et la qualité des arguments que vous avancez dans votre réponse. Je me suis même demandé s'il me serait simplement possible d'exprimer mon sentiment de ne pas avoir été compris, tant apparaît mon insuffisance à intervenir en ce domaine où quasiment tout est nouveau pour moi. Aussi, je vous prie de bien vouloir m'accorder la plus grande indulgence qui puisse l'être, ceci en vous précisant que je souhaite limiter mon commentaire à une seule question.

« Si je vous reprends, vous me proposez un système dual composé d'une part, de l'objet et du concept qui lui est assigné : ce que nous pourrions nommer le quoi ? (i.e. l'ontologie) ; et d'autre part, de la relation, la dynamique "représentée par une double flèche", qui les lie : le comment ? (i.e. l'épistémologie). »

En fait non, je suggère simplement que la relation dynamique qui lie l'objet au sujet (pour ne pas employer le terme de concept) n'est pas une dialectique entre deux "réalités en soi" mais constitue bien le troisième terme d'une trilectique entièrement relationnelle.

J'ai très naïvement la conviction qu'il s'agit-là de votre conception ternaire, et je ne vois pas d'autre moyen de vous le dire. Si ce n'est peut-être en relevant la qualification du réel dont vous semblez un peu rapidement préjuger : « je rappelle que je suis psychologue et non physicien, ce qui veut dire que je n'ai aucune prétention à dire ou affirmer comment "est" ou "doit-être" le Réel, je laisse ce travail à mes amis physiciens ; » et à propos de laquelle, si vous le permettez, je serais curieux de savoir comment il est possible de connaître l'existence et la nature avant même d'avoir établi une relation de un-à-un entre la perception que l'on en a et la représentation que l'on s'en fait.

Enfin, je conclurai en citant une phrase de Peirce que vous reprenez dans le paradigme de l'énaction « la pensée est une action [. . .] elle consiste
en une relation. »


Cordiales salutations.

Olivier Penelaud a dit…

Pardon... mais non. Je me refuse à faire la confusion que vous maintenez entre "processus" et "produit du processus", a t-on l'habitude de confondre la recette d'un gateau avec le gateau préparé ?

Vous dites : "le troisième terme [...] entièrement relationnelle", soit... c'est votre conception des choses. Mais pour moi, soit on à une relation, soit on a un terme, mais l'un n'est pas transposable à l'autre, sinon il y-a dissolution de l'un dans l'autre. Ces deux concepts sont mutuellement exclusifs, au même titre que les couples "continu/discret" ou "infini/fini".

Je dirais d'une certaine manière, que pour penser un troisième terme, il faut l'extraire du processus qui le produit... Ce troisième terme est différent des relata initiaux (i.e. pôles de la relation), au sens qu'il a sur eux le pouvoir du complexe, c.-à-d. de la potentialité (d'où la conception du monde quantique comme "domaine du probable") : dans le monde macro peut-on être à la fois mort et vivant ? a priori non... par contre dans le monde micro, oui... : pouvoir du potentiel sur l'actuel.

Le quantique et le classique sont encore aujourd'hui deux mondes distincts imposant l'utilisation de deux plans de raisonnement distincts, c'est pour cela qu'une réelle conception ternaire des choses ne peut se faire sans l'introduction d'une troisième dimension, orthogonale aux deux premières, et que l'on ne parle plus de réalité (au sens d'une seule réalité homogène) mais de niveaux de réalité d'une réalité plus complexe que celle conçue jusqu'ici : ce qui est contradictoire au plan classique ne l'est plus sur un plan quantique... Je peux même imaginer un niveau d'abstraction supérieur, celui des "cordes" par exemple, où ce qui pourrait être contradictoire sur le niveau quantique ne le serait plus au niveau "cordale".

Métaphoriquement parlant c'est ce que nous faisons lorsque nous passons en algèbre des Réels aux Complexes, et des Complexes aux Hypercomplexes (ou Quaternions).
Linguistiquement parlant je pourrais dire en suivant Goddard (2003, p.221) : "il ne suffit pas d’être deux pour être un couple ; il faut être trois : l’un, l’autre, et l’absolu de la relation, qui ne se laisse apercevoir que du point de vue du Tiers. Car la position du Tiers est d’abord celle de l’observateur."
Psychologiquement parlant, je ne peux pas être à la fois "je" (expérience en première personne intîme et privée) et "il" ou "on" (objectivation en troisième personne obtenu par consensus).

Cette troisième dimension, c'est celle de la verticalité, c.-à-d. celle de la qualité (par laquelle nous qualifions les choses), c'est celle du Sens ou encore de la transcendance. C'est par elle que naissent nos représentations et les croyances qui nous mettons en celles-ci : c'est celle du Symbolisme. Sans cette dimension si caractéristique de l'humanité, seul détentrice d'un langage symbolique, comment donner une quelconque raison d'existence à l'imagination, au rêve, à la poésie, à l'art en général, et transendance ultime... à la mathématique et au sentiment religieux ?

Olivier Penelaud a dit…

Dans une conception ternaire, les termes posés sur chacun des plans ne naviguent pas entre les plans, et peuvent être considérés, sur leur niveau, comme des objets" (au sens d'une objectivité faible), formes "cristallisées", du moins pour un temps, des relations de niveau inférieur qui leurs sont sous-jacentes... tout dépend du niveau d'observation et de description sur lequel on se place : la carte n'est pas le territoire ; elle à la fois moins que le territoire qu'elle représente (Korsybsky) : car simple schéma, abstraction du réel ; elle peut être aussi plus que le territoire (Morin) : car elle peut me permettre d'élever un projet au rang de réalité (e.g. villes, routes, barrages fluviaux...).

Donc non, nous ne parlons pas de la même chose. Je sais que la tendance aujourd'hui serait de considérer que tout est relationnel, mais j'aime bien, notamment en respect d'un certain principe de complémentarité (que j'affectionne particulièrement) considérer que relata et relation sont distinct les uns des autres, sauf à changer de niveau, mais là encore une distinction sera faite entre les nouveaux termes posés et les futures relations qu'ils entretiendront, et qui impliqueront un nouveau niveau et ainsi de suite...

Quant-à l'utilisation faite, quelque peu opportuniste, de la "pensée" selon Pierce, elle ne contredit en rien ce que j'essaie de vous expliquer depuis le début, si la pensée est une relation, il lui faut des termes à "penser". Chez Pierce, le terme général est le signe, il se décline en objet (signe perçu), en representamen (signe conçu) et de la relation de ces deux termes, émerge le troisième : l'interpretant (signe vécu). Ce troisième terme obtient un véritable statut : ce n’est pas une personne ou un moyen quelconque faisant le lien entre le représentamen et l’objet : dans une telle hypothèse, il serait possible de ramener la triade à deux relations binaires (i.e. une relation de référence : représentamen -> objet, et une relation d’interprétation : représentamen -> interprétant) ; mais il est inhérent au signe, il en-est un élément constitutif.
Peirce parle de « pensée interprétante » et considère que, pris au sens large, un interprétant peut aussi être une action, une expérience, ou une qualité de sentiment. Il établit la relation triadique comme irréductible à la somme des relations binaires auxquelles peuvent donner lieu les trois éléments qui la composent. D’ailleurs, cette « danse à trois » aura poussé Peirce, dans ces travaux sur la logique, à refuser l’universalité du tiers exclu, anticipant par le fait l’implication du principe de superposition d’états de la Mécanique Quantique alors tout juste naissante (Reiss, 1980), et l'approche constructive du mouvement intuitionniste en mathématique, lui aussi, en plein développement.

Enfin, je dirais que même l'expression "relation de un-à-un" ne convient pas si l'on veut véritablement s'inscrire dans un cadre quantique. L'orsque l'on veut traduire la particularité du "ET" quantique sur le "OU" classique, la formule s'implificatrice généralement utilisée, n'est pas celle d'un 1 + 1 = 2, ce qui paraîtrait pour le moins "classique" ; mais bien 1 + 1 = 3, or rien dans cette expression ne laisse présupposer l'existence d'un VERITABLE troisième terme.

Bien à vous,
Olivier Penelaud.