mardi 25 mars 2008

L'astuce des niveaux de réalités.

Nous avons vu dans le précédent article de cette section, qu'à partir du moment où l'on accepte la logique du tiers inclus, une question cruciale persiste : comment peut-on concevoir un tiers unificateur de e (i.e. proposition, phénomène, élément ou événement) et de non-e (i.e. anti-proposition, anti-phénomène, anti-élément ou anti-événement) ?

C’est suite à une réflexion sur l’impact culturel majeur de la révolution quantique, comme remise en cause du dogme philosophique contemporain de l’existence du monde objectif, que le physicien Basarab Nicolescu apporte à la trialectique lupascienne, la notion complémentaire de niveaux de réalité (Nicolescu, 1983 ; cité par Nicolescu, 1998) et ce, avec l’assentiment de son instigateur : « Avec une certaine appréhension (comment un grand créateur comme lui va réagir à mon intrusion sur le territoire de sa philosophie ?), je me suis ouvert à Lupasco. Au lieu d’une résistance ce fut une explosion de joie et Lupasco m’encouragea, avec sa générosité proverbiale, de publier au plus vite ma trouvaille » (ibid., 4. §2). Elle sera développée et pleinement formulée dans Nous, la particule et le monde (Nicolescu, 1985) donnant ainsi au mot Réalité, son sens à la fois pragmatique et ontologique.

Selon la vision « quantique » du monde, le Réel se définit comme une chose impossible à saisir dans son entier qui, selon l’expression consentie de Réel voilé (d’Espagnat, 1994 ; cité par Bitbol, 1998a), résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images et/ou formalisations mathématiques. La survenue de la physique quantique au XXe siècle, montre que les objets que nous percevons du réel, ne sont pas transcendants, mais constituent le produit d’une interaction entre le réel et notre appareil cognitif.

Ainsi, si l’on peut convenir que le travail mental, s’appliquant aux choses bornées et relatives de notre continuum perceptivo-cognitif, est essentiellement adapté à l’application d’un tiers exclus dans son appréhension du contenu de l’extérieur (cf. l’empirisme logique), cette évidence n’implique pas de nier que d’autres types de relations puissent être également vrais, relativement à un référentiel interne du réel (cf. l’idéalisme transcendantal).

A chaque fois que les physiciens essaient de reconstituer des objets spatio-temporels (ou corps matériels) à partir de l’ordre des phénomènes, ils échouent. Ils n’y arrivent que par parties, par fragments, ou plus exactement, par fragments complémentaires : « Certains fragments manifestés lors de l’utilisation de certains types d’appareillage se comportent comme une onde classique, d’autres comme une particule classique. Mais ce ne sont jamais que des parties de phénomènes relatives à des appareillages mutuellement exclusifs. Elles ne permettent pas une recomposition, une synthèse qui désignerait de façon non ambivalente une réalité extérieure complètement détachée des moyens de l’appréhension des phénomènes » (Bitbol, 2004, §16).

Cette attitude rappelle en permanence que celui qui parle, ne décrit pas le Réel mais une interaction entre lui et un environnement. On peut alors parler de son couplage structurel ou encore, de son paradigme du monde : « L’indéterminisme quantique se comprend aisément comme indice de l’inséparabilité du phénomène et de ses conditions de manifestation, plutôt que comme reflet de l’ordre (ou du désordre) d’une nature séparée » (Bitbol, 1998b, 8. §1).

La physique quantique nous fait découvrir que l’abstraction n’est pas un simple intermédiaire entre nous et la nature, un outil pour décrire la réalité, mais une des parties constitutives de la nature : le formalisme logique est inséparable de l’expérience. Il résiste, à sa manière, à la fois par un souci d’auto-consistance interne et un besoin d’intégrer les données expérimentales sans – toutefois – détruire cette auto-consistance.

La maxime qui orne habituellement la démarche empirique : « toutes choses étant égales par ailleurs » demeure un pari impossible, une hypothèse déterministe indécidable mais néanmoins nécessaire. Nous ne pouvons que compter des occurrences de faits (i.e. les invariances) permettant de créer un lien logique entre des situations alors statuées comme équivalentes ou différentes. L’abstraction ou encore, l’objectivation de la réalité, acquiert tout son sens une fois liée à l’observateur, aussi anodines et primitives que puissent nous apparaître ses capacités d’observation (telles que chez un organisme simple comme une bactérie) : « Il faut donner une dimension ontologique à la notion de Réalité, dans la mesure où la Nature participe de l’être du monde. La Nature est une immense et inépuisable source d’inconnu qui justifie l’existence même de la science. La Réalité n’est pas seulement une construction sociale, le consensus d’une collectivité, un accord intersubjectif. Elle a aussi une dimension trans-subjective, dans la mesure où un simple fait expérimental peut ruiner la plus belle théorie scientifique » (Nicolescu, op. cit., 4. §5).

Dès l’instant où, il devient nécessaire de faire coexister deux systèmes de pensée (p.ex. physique classique et physique quantique), ceci afin de maintenir toute sa cohérence à notre compréhension de la réalité, une rupture, entre ce qui forme alors deux niveaux de description d’une seule et même réalité, est posée. Un niveau de réalité correspond à un ensemble de systèmes, invariant à l’action d’un nombre de lois générales. Deux niveaux de réalité sont différents si, pour passer de l’un à l’autre, il y a rupture des lois et concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité linéaire).

A ce titre, les particules élémentaires soumises aux lois quantiques, sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. De plus, à ce jour, aucun formalisme mathématique ne permet le passage rigoureux d’un monde à l’autre, car s’il est possible d’envisager une théorie unifiant ces deux aspects d’une même réalité, cela n’est – en aucun cas –, au sens du déterminisme strict, d’un seul niveau de causalité. Il faut alors admettre la notion de discontinuité, non pas au sens de l’abandon de son opposé complémentaire, la continuité, mais bien au sens de leur codétermination : « La discontinuité qui s’est manifestée dans le monde quantique se manifeste aussi dans la structure des niveaux de réalité » (ibid., 4. §6). Ce qui n’empêche en rien, les deux mondes de coexister. Notre propre existence en est une preuve : nos corps ont à la fois une structure macrophysique et une structure quantique.

La physique quantique nous révèle une dissymétrie de la nature, l’infiniment petit et l’infiniment grand apparaissent homogènes l’un à l’autre, mais leurs actions sont différentes.

Lupasco montre que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire. Toutefois, l’absence dans sa philosophie, de la notion de niveaux de réalité, en rendit le contenu peu accessible : « Beaucoup ont cru que la logique de Lupasco violait le principe de non-contradiction – d’où le nom, un peu malheureux, de "logique de la contradiction" – et qu’elle comportait le risque de glissements sémantiques sans fin. De plus, la peur viscérale d’introduire la notion de "tiers inclus", avec ses résonances magiques, n’a fait qu’augmenter la méfiance à l’égard d’une telle logique » (ibid., 4. §14). C’est à la lumière de la notion de niveaux de réalité, que la compréhension de l’axiome du tiers inclus, s’éclaire : A, non-A et T coexistent simultanément sur deux plans différents d'une même réalité.



Une métaphore philosophique, serait de dire que les germes de l'innéisme (A), de son opposé l'empirisme (non-A), et de l’unification d’un tiers en le constructivisme (T), ont émergés simultanément. Ce qui, sur un plan métaphysique, reviendrait à dire qu’essence, substance et conscience, sont des termes – à la fois – immanents et transcendants.

La logique du tiers inclus est non-contradictoire car l’axiome de non-contradiction est respecté. L’ontologie fondamentale de la trialectique repose sur la coexistence des trois termes (A, non-A et T) au même moment du temps. La simultanéité des trois termes sur deux plans de réalité fait de la logique du tiers inclus, une logique géométrique (i.e. elle s’exprime dans l’espace). En deçà de ce principe, c.-à-d. si l’on essaie d’éliminer l’un des termes, la théorie est contredite : elle renvoie alors à la logique classique. Soit nous acceptons l’existence simultanée des trois termes sur deux niveaux de réalité – domaine de la coexistence des mondes quantique et classique – ; soit sommes-nous obligés de concevoir la succession de A et non-A sur un seul plan de réalité – domaine du monde classique –, leur coexistence menant toujours à une contradiction et donc, dans ce cas, à une annihilation réciproque sans suite. Il persiste donc un niveau en deçà duquel, la théorie refuse d’être contredite et c’est bien le principe classique de non-contradiction qui est appliqué ici.

Les notions de vrai et faux ne sont pas seulement conservées, elles sont étendues. Elles ne répondent plus à un critère de vérité, mais à un critère de cohérence : elles acquièrent ainsi une dimension pragmatique c.-à-d., contextuelle et épistémique : « La logique du tiers inclu n’est pas simplement une métaphore pour un ornement arbitraire de la logique classique, permettant quelques incursions aventureuses et passagères dans le domaine de la complexité. La logique du tiers inclus est une logique de la complexité et même, peut-être, sa logique privilégiée dans la mesure où elle permet de traverser, d’une manière cohérente, les différents domaines de la connaissance » (Nicolescu, 1998, 4. §20) ; en d’autres termes : une logique de la logique.

La notion de niveau de réalité, essentielle à la compréhension d’un principe d’accord entre contradictoires, se révèle en fait, familière de divers registres sémantiques. Elle est, par exemple, implicite dans le langage militaire, dans la distinction entre tactique et stratégique. De même, elle est implicite chez Aristote lorsqu’il distingue la physique de la métaphysique. Elle est encore implicite chez les linguistes avec la distinction entre le langage et le métalangage ou chez les psychologues, entre la cognition et la métacognition. D’une façon générale le préfix méta- renvoie à un autre niveau de réalité tel que celui de la métamathématique ou de la métalogique, ou encore, d'une métapsychologie : en termes ensemblistes, « discuter de » c'est « sortir de », et il semble que ce soit de cette « prise de recul », ou encore de cette distanciation, que se révèlent la cohérence et les apories du système de pensée considéré (un changement de paradigme peut être considéré comme le passage à un niveau méta-paradigmatique).

Il s’avère aujourd’hui, que c’est au sein même de la physique théorique, que cette notion trouve droit de cité comme si la nature s’exprimait elle aussi sur plusieurs niveaux de réalité. Cette notion jusqu’alors culturelle, devient naturelle et susceptible d’une formalisation rigoureuse dans le langage de la physique, à partir de faits expérimentaux (p.ex. mesure de la pression du vide ou effet Casimir, expérience EPR & inégalités de Bell).

Il est important de préciser que le nombre des niveaux de réalité ne se limite pas à deux. Tout niveau de réalité a son métaniveau. Si la décidabilité sur un niveau 1 implique l’assujettissement à un critère de décision sur un niveau 2, le choix de ce critère parmi plusieurs critères possibles, procède lui aussi d’une décision impliquant un métacritère sur un niveau 3, et ainsi de suite, telles des poupées gigognes s’emboîtant les unes dans les autres. La logique du tiers inclus décrit la cohérence entre les niveaux de réalité par un processus itératif en trois étapes :

  1. un couple de contradictoires (A, non-A) situé à un premier niveau de réalité est unifié par un état T situé au niveau de réalité immédiatement suivant ;

  2. cet état T est relié à un couple de contradictoires (A’, non-A’) situé à son propre niveau ;

  3. ce couple de contradictoires (A’, non-A’) est, à son tour, unifié par un état T ’ situé à un nouveau niveau de réalité, immédiatement voisin de celui où se trouve le ternaire (A’, non-A’, T).

L'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de réalité induit une structure ouverte, alors appelée structure gödelienne : « Le processus itératif continue à l’infini jusqu’à l’épuisement de tous les niveaux de Réalité, connus ou concevables » (ibid., 5. §6). Cette structure, à la portée considérable pour une théorie de la connaissance, implique l’impossibilité d’une théorie complète, fermée sur elle-même. A partir d’un certain nombre de couples mutuellement exclusifs, une théorie nouvelle, éliminant les contradictions à un nouveau niveau de réalité, apparaît. Cette théorie temporaire conduit inévitablement, sous la pression conjointe de la théorie et de l’expérience, à la découverte de nouveaux couples de contradictoires, qui – à leur tour – s’unifient sur un nouveau niveau de réalité. Cette nouvelle théorie sera, elle aussi, remplacée, au fur et à mesure que de nouveaux niveaux seront découverts, par des théories toujours plus objectivantes et unifiées.

Echo résonnant aux propos de Michel Bitbol lorsqu'il souligne la sous-détermination de notre rapport empirique du monde, révélée de la physique quantique : « Il est totalement inapproprié de considérer comme transitoire la leçon d'une théorie aussi durable, aussi efficace, aussi féconde que l'est la physique quantique sous prétexte que, peut-être, un jour, celle-ci changera. Elle changera certes, comme toute théorie, mais la probabilité la plus grande à mon sens est que l'étrangeté de la future théorie qui englobera et dépassera la physique quantique sera non seulement aussi grande mais bien supérieure. » (Bitbol, 2004, §21).

Ce processus continue à l’infini, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement et totalement unifiée. L’axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcé de ce processus : en ce sens, on peut parler d’une évolution continue de la connaissance, « sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradiction absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à jamais ouverte » (Nicolescu, op. cit., 5. §9).


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