samedi 15 mars 2008

Un cadre particulier de la MQ : la dérivation théorético-informationelle.

Malgré l’énumération des multiples mises en déroute de notre cohérence pratique ou intuitive (telles qu'énoncées dans l'article introductif), la mécanique quantique, aussi théorique et probabiliste qu’elle puisse être, permet des prédictions d’observations d’une précision assez rare, et n’a, à ce jour, jamais été prise en défaut.

De plus, la mécanique classique fonctionne très bien en son sein, la physique quantique pouvant être vue comme la physique des « quantités classiquement négligées ». On se demande alors pourquoi ses idées et implications ne diffusent pas plus dans les sciences ?

Ce à quoi Michel Bitbol (2004, §20) nous répond : « La vraie raison pour laquelle la base philosophique de la mécanique quantique, bien connue pourtant depuis l’invention de celle-ci, ne se propage pas davantage, c’est qu’il y a une sorte d’espoir, toujours vivace, que l’enseignement de la physique quantique n’a pas à être pris au sérieux. La physique quantique ne serait qu’une théorie provisoire. Un jour, on découvrira des "variables cachées", selon le terme consacré, qui devraient permettre de penser autrement, c’est-à-dire en revenir au réalisme ».

La version des variables cachées de Bohm obtient d’ailleurs une « fin de non-recevoir » vigoureuse, Michel Bitbol (2002) la reléguant au rang de « contre-mesure intellectuelle ». Et de rajouter (2004, §21) : « C’est absurde. Il est totalement inapproprié de considérer comme transitoire la leçon d’une théorie aussi durable, aussi efficace, aussi féconde que l’est la physique quantique sous prétexte que, peut-être, un jour, celle-ci changera. Elle changera certes, comme toute théorie, mais la probabilité la plus grande à mon sens est que l’étrangeté de la future théorie qui englobera et dépassera la physique quantique sera non seulement aussi grande mais bien supérieure. Au lieu de tenter sans cesse de reculer, il vaudrait mieux aller jusqu’au bout, dire "Arrêtons de regarder en arrière, prenons la physique quantique à la lettre et regardons ce qu’elle nous enseigne sur la nature de la connaissance scientifique en général, et plus particulièrement de la connaissance en physique". A partir de là, on peut progresser. »

C’est la voie dans laquelle s’est engagé Alexeï Grinbaum (2004) qui, inspiré de la vision duale pragmatico-transcendantale de Michel Bitbol (1998) et prolongeant les travaux de Jeffrey Bub (1997 ; cité par Grinbaum, op. cit.) et de Anton Zeilinger (1997, 1999), développe une approche théorético-informationnelle dans laquelle l’observateur est intégré. Elle permet à partir de la notion d’information, de dériver le formalisme de la mécanique quantique.

Alexeï Grinbaum dénonce le fait qu’il est encore aujourd’hui commun à l’ensemble des scientifiques et en particuliers aux physiciens, de considérer les objets théoriques décrivant les particules et les champs comme des objets réels, c.-à-d. comme des entités fondamentales possédant un statut ontologique : « La dérivation théorético-informationnelle du formalisme quantique donne à ces questions une clarté longtemps désirée : toutes les présuppositions ontologiques sont étrangères à la théorie quantique, qui est, en soi, une pure épistémologie. La théorie quantique comme théorie de l’information doit être débarrassée des présupposés réalistes, qui ne doivent leur existence qu’aux préjugés et croyances individuelles des physiciens, sans appartenir de quelque façon que ce soit à la théorie quantique propre. » (ibid., p. xii).

Il part d'un premier présupposé philosophique : le monde peut être décrit comme une boucle des existences entre phénoménalité et objectivité.

Dans la mesure où il n’est seulement question que de description, l’expression est dénuée de tout engagement ontologique : « la boucle décrit non pas les existences comme éléments de la réalité externe, mais les descriptions, c’est-à-dire les différentes théories. Ainsi, le premier présupposé devient : L’ensemble de toutes les théories est décrit sous forme cyclique comme une boucle. » (ibid., p. xvi).

Etant donné la « dynamicité » de cette boucle, un second présupposé philosophique consiste à dire que : « chaque description théorique particulière, peut être obtenue à partir de la boucle par une opération consistant en sa coupure. Toute coupure sépare l’objet de la théorie des présupposés de la même théorie. Il est impossible de donner une description théorique de la boucle tout entière, sans la couper. Une fois la coupure donnée, certains éléments de la boucle deviennent l’objet d’étude de la théorie, d’autres restent dans la métathéorie de cette théorie. En changeant l’endroit où est effectuée la coupure, il est possible d’échanger les rôles de ces éléments : ceux qui étaient explanans deviennent explanandum et l’inverse. » (ibidem).

Ainsi, le problème de la mesure classiquement si déroutant, se dissout comme une simple erreur logique. Trois notions fondamentales sont introduites : système, information et fait. Leur signification n’étant pas donnée par la théorie quantique, elles sont considérées comme des notions métathéoriques, c.-à-d. comme fixées par l’opérateur de la coupure.

Enfin, la reconstruction du formalisme de la théorie quantique repose essentiellement sur les deux premiers axiomes informationnels :

  • Axiome I : Il existe une quantité maximale de l’information pertinente qui peut être extraite d’un système.

  • Axiome II : Il est toujours possible d’acquérir une information nouvelle à propos d’un système. (ibid., p. xviii).

Il n’y a pas de contradiction entre les axiomes : « le premier parle non pas d’une information quelconque, mais de l’information pertinente, tandis que le deuxième énonce qu’une information nouvelle peut toujours être engendrée, même s’il faut pour cela rendre une information précédemment disponible, non pertinente. La notion d’information pertinente est liée aux faits, et étant donné le caractère métathéorique de la notion fondamentale de fait, la notion de pertinence ne peut émerger de l’intérieur de la théorie, mais nécessite une définition externe. » (ibidem).

En d’autres termes, toute théorie physique « contextuelle » (i.e. décrivant des phénomènes non définis par eux-mêmes mais par rapport à un contexte expérimental) prend nécessairement la forme de la mécanique quantique qui se présente avant tout, comme un formalisme prédictif contextuel, liant de manière intime observateur et observé.

S’il y’a un argument que je vous invîte à retenir de la mécanique quantique, sans toutefois négliger les autres, c’est bien l’idée que de ce jour, nous sommes engagés à faire une distinction entre ce que nous nommons communément le réel et la réalité (d’Espagnat, 2004). Le premier est une chose floue inaccessible en son entier, dont nous ne pouvons obtenir qu’une certaine quantité d’information nous permettant de voir, de penser et d’« écrire » la seconde. C’est en ce sens que je comprends l’idée de réel voilé exposée par d’Espagnat (1994, cité par Bitbol, 1998).

Déjà, Werner Heisenberg (1942) entendait la réalité, comme « la fluctuation continue de l’expérience telle que la saisit la conscience » et rajoutait : « A ce titre, elle n’est jamais identifiable en son entier à un système isolé ». Il faut alors concevoir la réalité comme notre connexion informationnelle entre le réel, et l’entité qui lui serait directement opposée, que l’on retrouve aussi bien dans la topique de Lacan, le surrationalisme de Bachelard, ou le paradigme de Kuhn, que dans la deuxième dimension des nombres complexes si pratiques à décrire la fonction d’onde : l’imaginaire.

A propos de nos connaissances aussi bien pratiques que théoriques du réel, il devient alors préférable de parler d’entités interfaciales (Bitbol, 2004), même si cette réalité nous semble stable et immuable, du fait qu’elle contient aussi la matière palpable que nous connaissons et touchons : « Une fois que l’on a compris que des axiomes portant sur des entités "interfaciales" (plutôt que sur des entités qui soient ou bien objectives ou bien subjectives) permettent de faire tant de choses, on se convainc plus facilement que la physique quantique est peut-être non une théorie du monde que l’on explore, mais une théorie du domaine d’interaction, de la surface qui sépare sujet et objet » (ibid., §27).

A cet endroit, l’entre-deux varélien (1989, 1993) pourrait sembler suffisant comme concept général tenant le rôle d’entité interfaciale, mais sans une certaine permanence, les choses restent processuelles, diffuses, et selon cette hypothèse, c.-à-d. sans la fixité des représentations, la réalité devrait nous rester la même, dans sa perception la plus simple, son appréhension la plus naïve et gratuite (difficile de concevoir plusieurs niveaux d'abstraction). Pour qu’il y-ait engendrement de connaissance, il faut que celle-ci puisse se fixer, se coder, elle nécessite une trace, et dès lors qu’il y’a codage, le symbole devient nécessaire et sa contradiction, naturelle.

En ce sens : tout organisme vivant, code (sur un mode complexe : le mode non-linéaire de l'interaction).

Ainsi, l’opération de coupure produite par Alexeï Grinbaum sur la boucle des existences (i.e. l’ensemble de toutes les théories), pour en extraire une théorie ou une nouvelle information, correspond - pour moi - à l’acte d’engendrement d’une connaissance et donc d’une représentation. La représentation est entendue ici dans son acception la plus large, dynamique et à objectivité faible (à laquelle il est désormais possible de donner un statut : celui du projet), de « modèle du réel », comme construction permanente « jamais achevée » (Simon, 1991). Et seule l'approche informationnelle de la théorique quantique permet cette conception de manière formelle.

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